mardi 27 avril 2010

Revisiter l’intellectuel haïtien: sa nature, son rôle et sa fonction dans le corps social

Revisiter l’intellectuel haïtien: sa nature, son rôle et sa fonction dans le corps social
Dimanche, 18 Avril 2010 17:02 | Écrit par Hugues St. Fort | | |
(Première partie)


La première fois que j’ai réfléchi systématiquement sur la question de l’intellectuel haïtien, c’était dans le cadre de ma chronique hebdomadaire « Du côté de chez Hugues » sur Haitian Times. J’ai rédigé alors un texte d’environ 850 mots, dépassant ainsi le maximum réclamé par mon « publisher » à Haitian Times qui était très strict sur la longueur des textes rédigés par les chroniqueurs. C’était, je crois, en 2003. Je venais de commencer ma chronique, l’année précédente. J’avais écrit ma réflexion après avoir lu un texte du célèbre juge américain Richard Posner, texte qui allait devenir un peu plus tard un livre intitulé « Public Intellectuals : A Study of Decline ». Dans mon texte de 850 mots, je voulais faire le point sur la nature de l’intellectuel haïtien. Qui est-il ? A quelle tradition se rattache-t-il ? Où doit-on le classer dans une typologie de l’intellectuel qui, en Haïti, tenait un héritage triple, provenant des Caraïbes, de France, et de l’Amérique. Je voulais éclairer la nature de l’intellectuel en Haïti car c’était un mot employé à toutes les sauces, en bien et en mal (mais surtout en mal car j’ai encore en tête au-delà des tas d’autres insultes cette caractérisation de l’intellectuel en Haïti auquel certains avaient accroché le qualificatif créole de « komokyèl » : « entèlektyèl komokyèl » = intellectuel de merde).



Dans le petit texte de 850 mots que j’avais retrouvé et fait circuler sur quelques forums de discussion sur Haïti quelques jours avant le 12 janvier 2010, j’avais posé 2 questions fondamentales qui devaient servir d’introduction à la problématique de l’intellectuel haïtien : « …Qu’est-ce qui distingue un intellectuel haïtien des intellectuels d’autres pays, en Occident, en Amérique latine, en Afrique, en Asie… ? Est-ce que ce sont les conditions et les traditions politiques, socio-économiques, culturelles… ou bien est-ce qu’il y a une nature particulière à l’intellectuel haïtien qui fait qu’il ne peut ressembler aux autres intellectuels des autres pays ? » Plus de sept ans après avoir lancé cette problématique, je dois reconnaître qu’elle est toujours d’actualité.



Quand on parle d’intellectuel haïtien, il n’est pas sûr que tout le monde se trouve sur la même longueur d’ondes. En Occident, si l’on vit aux États-unis, on se réfère généralement à ce qu’on appelle « public intellectuals », c’est-à-dire un commentateur public, le plus souvent un universitaire comme Alan Wolfe, Paul Krugman, James Q. Wilson, Henry Louis Gates, Cornel West, William Julius Wilson, Orlando Paterson, mais aussi des chroniqueurs de premier plan, comme Christopher Hitchens, David Brooks, Leon Wielseltier, Andrew Sullivan, etc. Si l’on vit en France, on se réfère à Bernard-Henri Lévy (BHL) même s’il est extrêmement controversé, François Cusset, Alain Finkielkraut (autre personnage très controversé), Paul Ricœur, peut-être Bernard Pivot. L’une des caractéristiques de ces personnages, c’est qu’ils sont très médiatisés, ils sont sollicités sur tous les plateaux de télévision, donnent leurs points de vue sur la majorité des questions d’actualité et sont très écoutés par le grand public. Par exemple, en France, BHL est une bête de télévision. Aux États-unis, Paul Krugman ou Henry Louis Gates ou Christopher Hitchens sont dans tous les magazines ou toutes les revues qui se respectent. Si aux États-unis, on se sert depuis les années 1980 du terme « Public intellectuals » pour désigner ces grands esprits qui se servent de leurs savoirs savants pour commenter les événements et faire évoluer les regards individuels ou collectifs vis-à-vis du monde ou de l’Histoire, ce n’est que récemment qu’on a adopté dans la terminologie francophone ou hexagonale l’adjectif « public » à côté du substantif « intellectuel ». Mais ce n’est pas une longue tradition française de parler de « intellectuel public » comme on le fait couramment maintenant aux États-unis. Les dizaines de livres qui existent sur l’histoire des intellectuels en France en témoignent aisément. Mais cette rectification confirme quelque chose de très révélateur : la médiatisation outrancière du personnage de l’intellectuel aux 20ème et 21ème siècles en Occident. Long chemin depuis la naissance du personnage moderne de l’intellectuel introduit au moins en France avec l’affaire Dreyfus, événement qui a ouvert la voie à l’engagement des intellectuels mais qui en dit long sur les évolutions des sociétés occidentales.



Qu’en est-il de l’intellectuel haïtien ? Dans quelle mesure peut-il être considéré comme un acteur social ? En fait, a-t-il jamais été un acteur social ? En fait, l’apparition de l’intellectuel en Haïti coïncide avec la naissance même de la nation haïtienne, le premier janvier 1804. Dans une certaine mesure, on peut dire que le premier intellectuel haïtien a été Louis-Félix Mathurin Boisrond, dit Boisrond Tonnerre dont le nom est passé dans l’histoire de la nation pour avoir été le rédacteur de l’Acte de l’indépendance d’Haïti. Ceux qui ont découvert ou redécouvert dernièrement sur le Net l’histoire de cet Acte avec son exhumation des Archives nationales de Londres faite par une doctorante canadienne ont lu le nom et vu la signature de Boisrond Tonnerre, qui était le secrétaire de Dessalines. Il avait conquis ce poste de haute lutte « intellectuelle ». L’historien haïtien Claude Moïse rapporte dans le livre collectif qu’il a dirigé « Dictionnaire historique de la Révolution Haïtienne (1789- 1804) », les Éditions Images et les Éditions CIDIHCA, 2003 que le général en chef Jean-Jacques Dessalines, s’était montré « insatisfait du ton généralement juridique du texte qui lui [était] soumis » par Jean-Jacques Charéron et fut emballé par le ton et les paroles de Boisrond Tonnerre qui aurait dit : « Pour dresser l’acte de l’indépendance, il nous faut la peau d’un Blanc pour parchemin, son crâne pour écritoire, son sang pour encre et une baïonnette pour plume ! » Conquis par cette fougue, Dessalines l’aurait engagé immédiatement pour être son secrétaire particulier et rédiger en moins de vingt-quatre heures l’Acte de l’indépendance. C’est d’ailleurs lui, selon le livre collectif de l’historien Claude Moïse, qui en a été le lecteur, le 1er janvier 1804 « devant les citoyens et soldats rassemblés sur la place d’armes des Gonaïves ».



Toujours selon Claude Moïse (2003 : 60), Boisrond Tonnerre est l’un des bras droits de Dessalines dans l’organisation du nouvel État. Il est mentionné dans toutes les circonstances importantes comme conseiller influent ou instigateur. Ainsi, en août 1804, il pousse à la création de l’empire sur le modèle de l’empire français proclamé peu avant. Il est encore l’un des rédacteurs de la constitution du 20 mai 1805…Il agit souvent de concert avec Juste Chanlatte et Etienne Victor Mentor, également membres du conseil privé de Dessalines. Dans le contexte de la naissance et de l’établissement de la jeune nation haïtienne, ces personnages, pour avoir tous fait de bonnes études en France et possédaient le savoir, ont travaillé avec le pouvoir et joué un rôle dans l’orientation de la politique haïtienne. Donc, dès le début de la naissance de la jeune nation haïtienne, l’intellectuel haïtien marche la main dans la main avec le pouvoir qui avait d’ailleurs besoin de ses compétences dans la mesure où c’était un pouvoir essentiellement militaire peu au courant des pratiques administratives de gestion d’un état moderne. Ce modèle va durer longtemps dans les structures politiques et sociales haïtiennes.



La tradition de l’intellectuel haïtien se place donc tout à fait à l’opposé de la tradition moderne de l’intellectuel occidental qui conteste, critique et s’engage contre le pouvoir (cf. Zola, Sartre, Foucault, en France ; Edward Saïd, Noam Chomsky, aux États-unis). Dans un article célèbre, « Les miroirs étincelants : la crise de l’intellectuel haïtien » (voir la revue « Études créoles » Vol. XVII, # 2, 1994, pages 75-86), (traduction par Léon-François Hoffmann de « Blazing Mirrors : The Crisis of the Haitian Intellectual » in Alaistair Hennesy, ed. Intellectuals in the Twentieth-Century Caribbean, vol. II, Macmillan, 1992), l’universitaire trinidadien J. Michael Dash, se basant sur la description donnée dans les romans haïtiens du 19ème siècle, présente l’intellectuel haïtien comme un opportuniste politique, un intrigant, un mystificateur linguistique. Dash écrit ceci : « Les racines de la vie intellectuelle haïtienne s’accrochent à la conviction des propriétés magiques du texte, comme à la capacité de perpétrer l’illusoire au nom du peuple haïtien et de la race noire. Ce n’est qu’avec l’occupation américaine en 1915 que l’intellectuel abandonna sa défroque de virtuose culturel, d’Ariel raffiné, pour endosser celle de déclassé et d’inadapté au monde contemporain. L’intellectuel se dressa dès lors en enfant terrible, en Caliban vindicatif. » Pour trouver une image de l’intellectuel haïtien contestaire, et fortement critique du pouvoir haïtien et de la société haïtienne, il a fallu attendre les années 1930 et l’émergence de jeunes intellectuels pour la plupart formés à la réflexion marxiste, comme Jacques Roumain, Etienne Charlier, Anthony Lespès, Georges Petit, Phito Marcellin, Saint-Juste Zamor, Saturnin François,… (voir Matthew J. Smith : Red and Black in Haïti. Radicalism, Conflict, and Political Change, 1934-1957, The University of North Carolina Press, 2009: 19).



Malheureusement, la répression sauvage qui s’abattit sur la société haïtienne avec l’élection de François Duvalier en 1957 ne donna pas de suite à l’émergence d’un nouveau type d’intellectuel haïtien, champion des droits de l’homme, engagé politiquement et surtout distant du pouvoir, défenseur des droits de l’individu et dépêtré de ses nombreuses contradictions.

Dans la première partie de cette série (voir Haitian Times du 21 au 27 avril 2010), j’ai montré que contrairement au personnage moderne de l’intellectuel occidental introduit en France avec l’affaire Dreyfus vers la fin du dix-neuvième siècle, qui a ouvert la voie à l’engagement politique des intellectuels, l’intellectuel haïtien, dès le début de la naissance de la jeune nation haïtienne, a marché la main dans la main avec les différents pouvoirs en place et les classes dominantes haïtiennes. Pour trouver une image de l’intellectuel haïtien contestataire et fortement critique du pouvoir haïtien et de la société haïtienne, il a fallu attendre les années 1930 et l’émergence de jeunes intellectuels pour la plupart formés à la réflexion marxiste, comme Jacques Roumain, Etienne Charlier, Anthony Lespès… J’ai pris pour exemple type de l’intellectuel allié du pouvoir le cas de Boisrond Tonnerre dont l’histoire a retenu le nom comme celui qui a été le rédacteur de l’Acte de l’indépendance d’Haïti le 1er janvier 1804. En fait, Boisrond Tonnerre n’a pas été le seul « intellectuel » pionnier dans la jeune nation haïtienne. On peut également citer des noms tels que Juste Chanlatte, Etienne Victor Mentor…On peut contester cette caractérisation de Boisrond Tonnerre comme intellectuel. Je le considère comme tel dans la mesure où il a fait partie d’une petite classe d’hommes instruits de l’époque ayant fait leurs études en France et disposant d’un certain savoir.



D’une manière générale, je théorise que le concept d’intellectuel en Haïti depuis l’époque de Boisrond Tonnerre et dans sa représentation la plus élémentaire, la plus primitive, s’oppose à celui de « travailleur manuel ». L’intellectuel en Haïti serait celui qui se sert de la pensée, d’un savoir acquis dans les livres pour gagner sa vie, par opposition au travailleur manuel qui, lui, se sert de ses mains, utilise la force physique pour gagner sa vie. Dans l’opinion publique haïtienne, l’intellectuel est perçu comme quelqu’un qui « ne travaille pas dur », qui n’utilise pas sa force physique pour travailler. Il ne vit pas dans le même monde que l’ouvrier.



Le grand écrivain haïtien Frankétienne dans sa célèbre pièce de théâtre, Pèlen tèt, (1978) a dressé une description saisissante de cette opposition « intellectuel vs manuel » et de leurs rapports sociaux en Haïti. L’histoire de « Pèlen tèt », c’est l’histoire de deux immigrés haïtiens, Piram et Polidor, qui vivent ensemble, pauvres et désargentés dans un sous-sol d’une maison à New York. Polidor est un intellectuel et Piram est un ouvrier. Ils ne se ménagent pas et se lancent leurs quatre vérités. Voici une réplique célèbre de Piram à Polidor :



Nou menm entèlektyèl nèg sèvo gran Konoso ! Nou konn pouse moun fè tenten ! Nou pale bwòdè, simen bèl fraz, detaye analiz lojik, vide diskou gramatikal zerofot. Men, fout tonnè boule mwen ! Sa sèlman nou pwòp. Pawòl kraponnay ! Mache zepòl kwochi lan tout lari ak yon valiz chaje dokiman kanni ; yon vès kwoke sou do nou tout la sent jounnen. Tikrik-tikrak : « Je demande la parole, je voudrais, j’estime que…et caetera. »Nou p ap leve ni lou ni lejè. Nou p ap fè anyen. Pawòl anpil. Pawòl van. Nou menm entèlektyèl ak politisyen lavil ki responsab depi tan binbo tout dezagreman lòbèy tchouboum lan peyi Dayiti. (Je signale que j’ai remplacé l’orthographe Pressoir dans laquelle est écrite la pièce par l’orthographe officielle de la langue créole d’Haïti mise en place en 1981.)



Ce passage présente une bonne partie des représentations de l’intellectuel haïtien dans l’opinion publique. L’intellectuel haïtien n’utilise pas sa force de travail physique et en fait, ne fait rien que de parler abondamment et avec pédanterie, circuler dans les rues tous les jours, une veste sur le dos, une valise remplie de documents inutiles à la main…



D’autre part, l’usage de la langue française est consubstantiel à l’identité de l’intellectuel haïtien. Personne en Haïti ne peut être considéré comme intellectuel s’il est unilingue créole. Ce qui est tout simplement ahurissant si l’on songe que tous les locuteurs nés et élevés en Haïti parlent et comprennent le créole haïtien alors qu’à peine 5% des locuteurs haïtiens nés et élevés en Haïti sont capables de parler et comprendre le français dans n’importe quelle situation. La langue française renforce le prestige de l’intellectuel haïtien et contribue à définir les contours de la variété haïtienne de la langue française. Le français parlé en Haïti fonctionne très peu en tant que langue effective de communication. Il est le plus souvent utilisé de manière symbolique, indiquant soit le niveau (perçu) des interlocuteurs sur l’échelle sociale, soit le caractère cérémonieux et pompeux d’une situation. Le français parlé en Haïti fonctionne sur un seul registre. La plupart des locuteurs haïtiens se servent du registre formel pour communiquer dans toutes les situations. La force d’information que possède toute langue disparaît généralement en ce qui concerne le français parlé et écrit en Haïti. On se trouve en présence d’une langue remplie de formules stéréotypées, creuses, solennelles dont le pouvoir d’information est limité. Il en a toujours été ainsi en Haïti mais le sommet de l’usage de formules pompeuses et fleuries qui ne véhiculent presque pas d’information a été atteint durant la dictature duvaliériste. Mais, l’intellectuel haïtien y trouve joliment son compte dans la mesure où c’est cela qui va renforcer son prestige dans le corps social haïtien. Dans un fameux débat « intellectuel » qui se déroule actuellement dans plusieurs forums de discussion sur Haïti, un intellectuel haïtien s’est glorifié que ces derniers temps, il s’est finalement abaissé à écrire pour être compris. Pourtant, cet « intellectuel » ne possède pas de spécialisation universitaire qui l’obligerait à utiliser le jargon de sa discipline qui tendrait alors à obscurcir ce qu’il a à dire, du moins pour le non-spécialiste.



Nous l’avons dit au début de ce texte. L’intellectuel haïtien s’est investi dans le pouvoir dès les premiers pas de la jeune nation haïtienne. Aujourd’hui encore, tout intellectuel haïtien (ou presque tous !) pense qu’il a un rôle à jouer dans la politique haïtienne. Comment expliquer cette obsession ? En fait, il y a plusieurs façons de comprendre cet état de fait. Une façon de comprendre ce problème tient au fait que de tout temps l’État haïtien a été le plus gros employeur de la place. Dans une société où le chômage a toujours été la plaie béante de l’espace socio-économique, l’intellectuel haïtien s’est voulu proche du pouvoir et pense qu’il peut guider parce qu’il a les connaissances requises. La plupart des romans haïtiens du dix-neuvième siècle témoignent de cette constante. Tout au long de l’histoire d’Haïti, on remarque que la majorité des intellectuels haïtiens ont gravi patiemment les échelons de l’État jusqu’à devenir de hauts fonctionnaires avec une stature d’homme d’État : Beaubrun Ardouin, Frédéric Marcellin, Anténor Firmin, … Comme dans le cas de la langue, la politique est en Haïti consubstantielle à l’intellectuel. Cependant, on verra qu’on ne peut pas réduire aux simples exigences économiques cet attachement des intellectuels haïtiens à la politique.
a suivre

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