vendredi 18 mai 2012

LE DRAPEAU DE L'ARCAHAIE ET DE LA DEUXIEME PHASE DE L'INDEPENDANDANCE

Le Drapeau de l’Archaie et de la deuxième phase des guerres de l’indépendance
Par Leslie F. Manigat18 MAI 2003

Aux « unionistes » de 1803, la patrie reconnaissante

Un contexte global de changement


Le contexte global peut se définir comme un processus de changement évolutif rapide d’indigénisation, de la révolution française à la révolution haïtienne.



Toute introduction historique à l’étude des problèmes de la création du drapeau bicolore national en 1803 se doit de se placer dans le contexte global de la révolution française de 1789, matrice d’un changement d’importance mondiale et grande fresque historique de la genèse du « printemps des peuples », à la fin de l’ancien régime européen et à l’orée de la révolution industrielle. C’est le grand point de départ d’un cycle planétaire – l’ère des Emancipations - dont la portée universelle affecte, dans le Nouveau Monde, les trois Amériques du Nord, du Centre et du Sud. Saint Domingue, au cœur de la Méditerranée américaine, la plus riche colonie du monde sous les tropiques, sous le règne de « Sa Majesté le sucre » avec ses suivantes le café, le coton, l’indigo, le cacao et les bois, incarne d’abord, avec Toussaint Louverture, la révolution française dans la colonie, et le tricolore bleu blanc rouge symbolise alors le bouleversement opéré dans la structure sociale de la colonie avec l’affranchissement général endogène des esclaves noirs. L’armée indigène, création de Toussaint, se bat naturellement sous le drapeau tricolore français avec lequel le chef noir gagne ses victoires et arrive au pouvoir suprême comme général en chef et gouverneur de la colonie, sous couvert du nouveau dogme évangélique de la liberté générale des esclaves devenus la force principale, liberté générale dont il est désormais l’incarnation et le garant personnel. C’est l’avers de la médaille, la révolution de Saint Domingue est, dans sa première phase, fille et filiale locale de la révolution française. Le premier drapeau indigène, je veux dire celui de l’armée indigène de Toussaint, s’illustre donc à merveille, alors, sur les champs de bataille dominguois, comme le tricolore français de ces « sans-culottes » noirs dont Toussaint clame la vaillance dans ses rapports à la métropole. « Sans culottes noirs », l’expression est de Toussaint dans un de ses bulletins de victoire. C’est l’identification avec la Révolution française. Ainsi, dans une incarnation sans mystère, le verbe révolutionnaire français s’est fait chair dans des « jacobins noirs ».

Mais il y avait le germe d’un malentendu potentiel, dévoilé et perceptible déjà du temps de Toussaint qui avait pris la précaution d’aménager une « assurance tous risques » pour sa révolution, même vis-à-vis des autorités civiles métropolitaines dans la colonie, et qui va se déployer avec Dessalines avec sa différence incommunicable : c’était le problème toujours présent d’une différenciation croissante avec la Révolution française, car les révolutionnaires à Saint Domingue, ce n’était pas des français révolutionnaires mais des noirs révolutionnaires, sous l’étendard de la France révolutionnaire. 

Autrement dit, c’est le contenu social concret qui fondait et a forgé le changement, car la révolution dominguoise va s’indigéniser en s’émancipant de la révolution française pour se faire autonome. Le germe était déjà à la genèse de la révolution elle-même dans sa nature et dans sa trajectoire locales. C’est que l’initiative et la nécessité sociale avec la révolution française de 1789, c’était les droits de l’homme et du citoyen qui devaient donner à la France et au monde l’évangile postérieur du libéralisme politique, lequel s’épanouira en démocratie politique dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Mais cette déclaration française immortelle des droits de l’homme et du citoyen de 1789 n’incluait pas à l’origine la liberté des esclaves qui est pourtant à l’agenda de Toussaint au moins depuis août 1793. Les droits de l’homme et du citoyen de 1789 maintenaient les noirs dans l’esclavage Je l’ai dit ailleurs : « La révolution abolitionniste des noirs de Saint Domingue-Haiti a donné l’occasion à la grande Révolution française de 1789, qui avait proclamé dès l’article 1 de la fameuse Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, que « tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », mais s’était empressée de maintenir l’esclavage des noirs derrière le paravent du droit de propriété, l’occasion donc de réconcilier son dire et son faire, ses principes et ses pratiques, et de sortir ainsi d’une fâcheuse et gênante contradiction entre l‘idéal proclamé et des intérêts à sauvegarder. Ce fut un coup de maître, mais aussi un fier et signalé service rendu par les noirs insurgés de Saint- Domingue – Haiti à la Grande Révolution française des Mirabeau, Lafayette, Danton, Robespierre, Marat, Camille Desmoulins et Saint Juste, en la rendant plus conséquente avec elle-même et de portée enfin plus universelle ». C’est en se saisissant de l’initiative historique que les esclaves de Saint Domingue se sont libérés en 1793 et ont imposé à la métropole l’année d’après (1794) le fameux décret de la liberté générale des esclaves dont la validité et la durée de vigueur, d’ailleurs, n’allaient pas dépasser dix ans en métropole.

C’est le revers de la médaille. L’initiative et la nécessité sociale avec la révolution de Saint Domingue, c’est ce que Toussaint Louverture a appelé « le droit de l’homme » en un singulier formidable, génial, fondateur, fondamental et capital : la révolution à la base qu’est l’irruption de la liberté personnelle par l’abolition de l’esclavage. Ce droit de l’homme louverturien ne se confond pas nécessairement avec les droits de l’homme de la philosophie des lumières qui a secrété la révolution française et engendré la séquence plus tard du libéralisme politique. Les crises de la revendication d’une « constitution » et de la bataille pour la liberté d’expression en divers pays d’Europe sont un prolongement du grand souffle de la Révolution française de 1789. Tandis qu’à Saint Domingue, c’est d’abolition (de l’esclavage) qu’il s’agit, d’une abolition dont le cycle couvrira presqu’un siècle, de l’abolition haitienne de 1793 à celle du Brésil et de Cuba en 1886 et 1888. C’est à Saint Domingue que la cause révolutionnaire de l’abolitionnisme « a trouvé une tête politique » (Aimé Césaire) avec Toussaint Louverture qui émerge en homme d’état anti-esclavagiste, mais fondateur d’un régime de pouvoir personnel et d’une armée indigène à sa dévotion, en faisant ainsi, à son profit, bon ménage avec l’absolutisme politique pour garantir et pérenniser la liberté générale des esclaves. 

Il s’agit ici d’un concret social différend de celui des révolutionnaires « blancs français » qui vont européaniser « le printemps des peuples » et amalgamer le libéralisme constitutionnaliste comme revendication et le principe des nationalités. Toussaint, c’est le premier balbutiement moderne de l’ethno-nationalisme haïtien. C’est ce droit de l’homme louverturien qui allait en fin de compte opposer la révolution haïtienne à la révolution française dans une distanciation croissante. Le francophile Toussaint ne pouvait pas être un démocrate avant la lettre – Robespierre a voulu l’être pour se faire finalement un tyran - ni un libéral bon teint souché aux idées « progressistes » de l’Encyclopédie en France ou des philanthropes anglais, sans tomber dans l’anachronisme, ce « péché capital » en histoire comme aimait dire Lucien Febvre. Il n’est pas étonnant que Toussaint ait tout naturellement réalisé le modèle autocratique du pouvoir politique. Napoléon Bonaparte sera un despote. Même Napoléon III sera à sa manière un régime de pouvoir personnel absolu. L’ère du libéralisme politique démocratique ne s’épanouira durablement en France qu’après la chute du Second Empire, c’est à dire après 1870. Quand la 3ème république se sera installée, on pourra « juger » les hommes politiques en despotes ou démocrates, car la démocratie aura conquis sa chance historique d’incarnation pour servir d’étalon différenciateur des évaluations. Quant à comparer Toussaint Louverture, héros de la révolution de Saint Domingue de la fin du 18ème siècle, donc homme de son temps et de son milieu et François Duvalier leader fascistoïde de l’Haiti du vingtième siècle, pour rapprocher les deux hommes comme non-démocrates, il faut le dire en toute amitié, c’est un contre-sens historique inacceptable, même si cela peut passer en littérature pour une fantaisie d’un bon écrivain en état de grâce littéraire. 

A Saint Domingue, la révolution a évolué de la liberté générale des noirs hier esclaves à la conscience de la nécessité de conquête de l’indépendance nationale comme garantie de cette liberté générale. De la France Révolutionnaire qui, redisons-le, allait donner au monde le message à retardement du libéralisme politique, on est passé à l’Haiti révolutionnaire qui va donner au monde le message de la liberté des noirs, je veux dire le message de l’abolition de l’esclavage et de sa conséquence locale : l’indépendance de la colonie. C’est la raison pour laquelle on doit parler en Haiti de révolution abolitionniste devenue indépendantiste comme cas d’espèce. Et c’est cette singularité, de généralité virtuelle, qu’Haiti a apporté au monde moderne. L’évolution historique de Toussaint sera de l’abolitionnisme au nationalisme par sa résistance aux forces expéditionnaires françaises, résistance louverturienne qui inaugure la première phase des guerres de l’indépendance nationale en défense armée de la cause de la liberté des noirs maintenant menacée, car d’Europe et de Guadeloupe grimaçait déjà, en 1801, le spectre hideux du rétablissement de l’esclavage par Bonaparte.

Les cinq moments de l’histoire de la révolution haïtienne
C’est que la trajectoire propre de la révolution haïtienne, avec ses différences réelles et potentielles dans la colonie par rapport à la métropole, montre la logique historique d’une dynamique évolutive endogène que j’ai présentée en cinq « moments », dans le tome 1 de mon « Eventail d’Histoire vivante d’Haïti », cinq moments qui en un raccourci synthétique des plus parlants, marquent l’histoire de la révolution de l’indépendance haïtienne Il y a d’abord ce que j’ai appelé « le moment Zabeth ». Zabeth est une esclave, dont j’ai retrouvé, dans un cours d’histoire coloniale du professeur Charles André Julien en Sorbonne, le cas enregistré dans les archives françaises et qui a vécu sur une plantation (de Montrouis ?) dont le journal d’habitation a retenu l’histoire personnelle, sans doute enjolivée pour devenir typique. J’en ai fait un « idéal-type ». Zabeth est absolument indomptable. Dès qu’elle est arrivée dans la colonie pour être vendue, elle s’échappe pour partir marronne. Vite retrouvée, elle repart marronne, fugitive en récidive. Elle est punie : mais la voilà de nouveau marronne. Reprise, on lui coupe une oreille. Guérie, la revoilà marronne. Ramenée sur la plantation, on l’ampute d’un bras. Manchot, elle repart marronne. On lui coupe alors un jarret : notre Zabeth repart marronne. On n’a raison d’elle que sacrifiée. C’est l’expression d’une conscience de refus irréductible de l’esclavage et d’un amour inné de la liberté. 

Puis vient « le moment Mackandal ». Mackandal, nègre marron, oui marron pendant 18 ans, va aboutir à la conscience de l’affranchissement général des esclaves, en ourdissant un complot exterminateur de ces « bourreaux de colons » par le poison et la violence libératrice. C’est encore du marronnage, en ce milieu du 18ème siècle, mais déjà avec une finalité globale pré-nationaliste. Puis, mutation décisive, c’est le « moment Boukman » marqué par le soulèvement massif des ateliers en une révolte générale préparée et concertée, sous la direction d’un chef insurgé inspiré, catalyseur et entraîneur d’hommes, avec une conscience proto-nationaliste. Alors Toussaint vint. 

C’est « le moment Toussaint » dont nous avons parlé, quand la révolution pour la liberté générale « trouva en lui une tête politique » pour l’acheminer à une indépendance à laquelle il est acculé trop tôt vu le rythme qu’il avait prévu pour le processus d’indépendance, processus qu’il inaugure cependant décisivement par sa résistance armée aux forces expéditionnaires métropolitaines, avec une conscience de précurseur déjà « national ». Cet homme fut une nation (Lamartine). Enfin arrive « le moment Dessalines » qui fait succéder sa fulgurance à la temporisation louverturienne, et radicalise la révolution pour la faire aboutir, grâce à une guerre de libération nationale, dont l’armée indigène sort victorieuse, à une indépendance irréversible. C’est l’aboutissement d’un processus évolutif de longue durée.

Le problème de la nécessité du changement du drapeau en un bicolore : Trois approches Ce sujet a longtemps été débattu sur fond de controverse historico-politique dont la dimension strictement historique, à défaut des aspects émotionnels partisans ou nostalgiques, est aujourd’hui une question réglée pour l’essentiel, grâce à la substitution à la tradition orale longtemps souveraine dans la littérature historique écrite, de documents textuels et iconographiques dont l’authenticité et la pertinence concluante en font un dossier clos pour l’historien, sur le plan de l’établissement des faits acquis. Le reste, comme dit l’autre, est littérature.

Ce ne fut pas sans mal. Deux approches se sont succédées : l’approche polémique sous la forme d’une révision de la tradition orale dans une bataille où des points ont été marqués par les révisionnistes, par exemple, avec les thèses d’une plaquette d’Hénoch Trouillot, duvaliériste militant mais bénédictin de la recherche historique, puis l’approche historisante sous la forme d’un récit événementiel plus serein, apporteur ou confirmateur de faits documentés exhumés des archives, par exemple l’intéressant opuscule sur le drapeau publié par les frères Claude et Marcel Bonaparte Auguste.
L’heure de l’approche de l’histoire vivante, problématique, et totale pour un essai d’analyse et de synthèse explicatives de la question de la création, du symbolisme et de la première période d’existence historique attestée du drapeau national, m’a semblé arrivée. La notion de base ordonnatrice de cette approche est celle du changement. Lucien Febvre a passé sa vie à le répéter, et moi a sa suite : l’historien est un homme qui se rend compte que les hommes et les choses changent, et se demande pourquoi ils changent.

Le moment de Toussaint s’affirme en s’épuisant

Quand la France de Bonaparte, après le tournant de la réaction anti-révolutionnaire de Thermidor en métropole, - changement significatif sinon même déjà décisif - prend le visage hideux du rétablissement de l’esclavage dans ses colonies, à ce moment-là, Toussaint doit résoudre un problème capital : changer lui aussi, lui surtout, et changer à temps, car il avait misé sur un cheval – la France - qui, de bon, est devenu mauvais pour la cause qu’il défend, et il lui faut changer vite. Il avait pris ses précautions et aligné ses « assurances » : l’armée indigène, le pouvoir suprême absolu, la remise en état de l’économie, la stratégie de défense arc-boutée sur la géographie de l’arrière pays rural propice à la guérilla, la géopolitique de la quasi-alliance avec les anglo-américains, et par-dessus tout la conscience noire collective, fanatique jusqu’au mysticisme, du refus de l’esclavage. Le général Pamphile de Lacroix témoigne avoir vu des indigènes plonger la main dans les canons pour en sortir les boulets incandescents. « Cet homme a fanatisé ce pays » constate Leclerc, général en chef de l’armée expéditionnaire. Voici donc Toussaint amorcer le changement en résistant, on l’a vu, aux forces de Leclerc, c’est à dire en s’opposant à l’exercice de la souveraineté de la métropole sur la colonie émancipée. Il y a désormais une nouvelle réalité concrète, une réalité en action : Toussaint a franchi son Rubicon. C’est ainsi qu’il s’évidente que le César noir a bien inauguré en fait la première phase des guerres d’indépendance. Mais déjà le moment de Toussaint s’épuise car, dans ses hésitations et dans ses doutes de l’arrivée à maturité de son projet d’indépendance, il s’était trop longtemps identifié avec la France, et le moment de Dessalines s’affirme avec lequel le séparatisme prend corps et couleur en sacrifiant son vieux chef, moment porteur de l’indigénisation du tricolore pour en faire un nouveau drapeau, le drapeau national.

Naissance d’un drapeau bicolore indigène

En effet, avec la seconde phase des guerres de l’indépendance nationale, phase victorieuse après l’élimination par traîtrise d’un Toussaint momentanément vaincu, le changement de drapeau était inévitable, car il fallait une nouvelle matérialisation du symbole de l’unité qui venait d’être réalisée sous la forme d’un mouvement de libération nationale solidarisant cette fois les anciens affranchis et les anciens esclaves, en gros mulâtres et noirs, en une nouvelle alliance inédite. L’armée indigène, devenue l’armée de la coalition nationale, va indigéniser le symbole de la patrie naissante et nous arrivons ainsi a la nécessité d’un drapeau indigène différent du tricolore français. Les militaires français eux-mêmes n’avaient pas caché leur surprise de voir leur tricolore continuer à servir d’étendard aux indépendantistes qui les combattaient. La tradition orale, bonne fille pour Pétion, veut que c’est lui qui prit l’initiative de signaler le fait à Dessalines pour l’enjoindre à créer un emblème national. Cela s’est fait par étapes. Il nous est dit que l’on a supprimé d’abord le coq gaulois, et les initiales R.F. de la République française. En tout cas et quoi qu’il en fût, Dessalines, homme de résolution prompte, fit vite du changement du drapeau une réalité. En effet, il avait compris de son propre chef, que le tricolore, drapeau de la révolution française et qui était l’étendard de la révolution dominguoise indigène jusqu’à Louverture et Leclerc, ne pouvait plus rester le drapeau de l’armée indigène d’un état-nation en gestation. L’impulsif Dessalines le réalisa en donnant un drapeau indigène national aux indépendantistes, un bicolore dont la création nous est contée par la tradition orale comme étant bleu et rouge, né en 1803 de la soustraction symbolique par Dessalines de la bande blanche du drapeau français, version de la création de l’emblème national véhiculée par Madiou, le premier de nos historiens nationaux, jusqu’à nos jours. De toute façon, on l’a vu, le changement du drapeau était devenu inévitable, et le drapeau bicolore de 1803, c’est le moment Dessalines dans l’histoire de la révolution de l’indépendance haitienne : c’est bien un aboutissement.

Changement dans la configuration politique des forces

Il y a eu ainsi un consensus, arbitré par Dessalines, entre les noirs et les mulâtres autour de la nécessité d’avoir un nouveau drapeau, parce que cela correspondait à une réalité concrète nécessaire surgie dans la conscience collective. A changement de fond, changement de forme. Changement d’acte, changement de décor. Les forces expéditionnaires françaises avaient ramené avec elles non seulement les troupes envoyées par Bonaparte à partir des garnisons aguerries stationnées en Europe, mais l’élite du commandement mulâtre (Rigaud, Pétion, Boyer etc.,) venue participer à la guerre contre Toussaint et ses noirs qui ont la vaillance de résister héroïquement aux assaillants venus de la mer. Qui résiste à la Crête à Pierrot aux forces expéditionnaires venues de France, c’est Dessalines et ses noirs anciens esclaves. Mais qui assiège le fort, les divisions françaises de l’armée expéditionnaire envoyée par Bonaparte, et au sein de celles-ci, qui bombarde la Crête à Pierrot pour le réduire, l’artilleur Pétion.

Le fait est archi-connu, conforme à la configuration politique des forces d’alors. Mais voici que ces anciens affranchis, une fois Toussaint déporté, ce qu’ils avaient vu sans déplaisir, voient arriver le tour de Rigaud, leur chef de file, à subir le même sort, avec moins de rigueur que le vieux nègre. On sait la réaction de Pétion rapportée par son fidèle panégyrique l’historien Beaubrun Ardouin, « ce n’était pas la peine de le faire venir ici pour lui infliger ainsi qu’à nous, ce déboire ». Le commentaire de l’historien, plus extraordinaire encore, « il faut de ces fautes pour donner naissance aux nations » explique lumineusement le changement consécutif de position du nouveau chef de file des anciens affranchis. Ces derniers se rendent compte, en effet, du fait de la politique de Leclerc à leur égard, qu’il y avait un plan français de les faire partir à leur tour au fur et à mesure, et que donc leur sécurité n’était plus assurée dans le camp français. Il ne leur restait donc que de se détacher du commandement français pour s’associer, dans cette nouvelle conjoncture, avec l’adversaire d’hier, Dessalines et les anciens esclaves, contre le nouvel ennemi commun : une armée blanche s’affichant à nouveau discriminatoire et exclusiviste à l’ancienne, d’ordre de Bonaparte, c’est à dire en termes d’aujourd’hui, « ethniquement pure ». Ce revirement, produit de la nécessité, va permettre d’arriver à un nouveau concept d’indépendance sur la base de l’union des noirs et des mulâtres, concept qui va s’incarner dans les batailles de la deuxième phase des guerres de l’indépendance pour aboutir à la nation haitienne.

Le congrès de l’Arcahaie

Et voici comment on va arriver à ce qu’on appelle le « Congrès de l’Arcahaie » en mai 1803, qu’on présente comme la grande conférence de l’unité des noirs et des mulâtres, une grande messe unitaire du genre plus récent des conférences nationales africaines contemporaines, dont elle serait l’ancêtre local et a quoi il faudrait assurer une progéniture sous le signe de la vieille tradition de la palabre africaine fécondante.

Le « congrès de l’Arcahaie » ? Ce n’était certainement pas seulement pour le drapeau, ni fondamentalement ni expressément un congrès créateur de l’emblème national. En paraissant un peu sacrilège mais correct au nom de la vérité historique, le congrès de l’Arcahaie n’était pas important au niveau de la création du drapeau national, comme on l’a plus tard idéalisé et mythifié. L’objectif du « congrès » de l’Arcahaie, c’est un moment de l’histoire de Dessalines qui doit renforcer son autorité comme commandant en chef des forces nationales dans l’Ouest. L’Arcahaie, c’est un fait limité, un fait localisé : il s’agissait de réunir dans cette localité-charnière quelques chefs militaires qui guerroyaient dans les régions avoisinantes de Port-au-Prince et de Léogâne, dont certains avaient collaboré avec Lamour Dérance mais étaient en train d’abandonner le camp de celui-ci pour se rallier à Dessalines, dans une certaine mesure à l’instigation d’un Pétion unitaire et intercesseur, si on en croit la tradition orale toujours Pétionphile en ce temps-là. C’est ainsi que, grâce à l’utilisation de barges venues de quelques points de ralliement autour du golfe de la Gonâve, on a organisé une rencontre de certains de ces chefs militaires locaux, une poignée dont on connaît les noms : les Cangé, les Mimi Bordes, les Sanglaou, les Derenoncourt, les Laporte etc., un petit groupe de nouveaux affidés de l’Ouest pour une réunion d’état-major avec Dessalines en vue de la poursuite des hostilités dans cette partie du pays (plaines du Cul-de-Sac et de Léogâne) à conquérir et à contrôler. Ils sont venus à l’Arcahaie où Pétion était campé et où Dessalines venait d’arriver, et ont passé trois ou quatre jours en conversations entre militaires en campagne. 

C’était définitivement des pourparlers techniques fructueux grâce à ce ralliement à la cause de Dessalines, de ce petit groupe de chefs militaires de certaines localités de l’Ouest, pour ainsi renforcer l’autorité et l’espace de commandement du général en chef déjà désigné depuis quelque temps, à la suite de l’entente entre Pétion et Dessalines antérieurement scellée dans le Nord et dans l’Artibonite. Ce que l’on appelé « le congrès de l’Arcahaie » réalise alors la définition même d’un drapeau, « le signe de ralliement autour d’un chef ou d’une cause ». C’est la raison pour laquelle il ne faut pas dire que le congrès de l’Arcahaie est une glorification solennelle et à dessein de l’union nationale entre Dessalines et Pétion, le noir et le mulâtre, figures emblématiques, comme l’a dramatisé le fameux tableau de Guillaume Guillon-Léthière, restauré dans les ateliers du Louvre « Le Serment des Ancêtres ». Il va le devenir après, et le restera dans la mémoire collective. Ce n’est pas cela la vérité du moment historique. Par exemple, Madiou ne mentionne même pas l’Arcahaie comme congrès unitaire créateur du drapeau national. Et c’est pourtant lui, le premier grand historien national, qui rapportera la tradition orale de la « fabrication » du bleu et rouge à partir du bleu blanc rouge français significativement amputé du blanc, et pieusement recousu. La création du drapeau symbolisant l’union du noir et du mulâtre n’est pas le fait majeur ni le fait tout court, du congrès de l’Arcahaie qui fut, redisons-le, une réunion technique d’état-major pour établir la stratégie militaire dans une région centrale limitée de la partie de l’Ouest du territoire national. Cet épisode dans le renforcement de l’autorité de Dessalines, antérieurement mais récemment accepté comme commandant en chef des forces nationales en voie d’unification, a concerné quelques chefs militaires locaux qui sont venus par mer, à bord de quelques barges, pour se réunir à l’Arcahaie et en repartir par la même voie vers leurs points d’attache antérieurs respectifs.

Le problème de la création du drapeau et les types d’indépendance possibles

Venant maintenant au problème de la création du drapeau haitien lui-même tel que posé en alternatives de formules de pouvoir On va dramatiser le fait de la création du drapeau à partir d’un petit épisode de renforcement local, je ne dis pas insignifiant mais mineur. Mais, étant donné que la grande figure de Dessalines a pu devenir « compatible » enfin avec la grande figure de Pétion, on va dramatiser l’union conjoncturelle de Dessalines et de Pétion qui se sont trouvés être l’un, noir et le plus important politiquement alors des noirs du fait de l’élimination de Toussaint, et l’autre mulâtre, et le plus important politiquement alors des mulâtres du fait de l’ostracisme de Rigaud, pour donner au Congrès de l’Arcahaie un contenu symbolique. Cette percée symbolique donne au drapeau une nouvelle signification d’incarnation de la solidarité nationale entre noirs et mulâtres finalement unis, fondatrice de la nation haitienne après avoir rendu possible et victorieuse l’indépendance nationale. C’est important car d’autres formules d’indépendances avaient été possibles ou même tentées. On aurait pu avoir l’indépendance promue par les colons blancs autonomistes pour conserver la structure économique et sociale de la colonie en maintenant l’esclavage : c’est le type d’indépendance réalisé aux Etats-Unis d’Amérique et que voulait réaliser à Saint Domingue l’Assemblée de Saint Marc en 1790. Cette cause était symbolisée par les pompons « rouges ».

On aurait pu avoir la formule de coexistence harmonieuse entre blancs et mulâtres pour maintenir le capitalisme et même l’esclavage dans certains cas et pour quelque temps au moins : c’est le type d’indépendance réalisé en Amérique du Sud et que André Rigaud aurait promue s’il n’était pas partisan de rester dans le giron de la métropole contre Toussaint et donc dans le loyalisme de l’appartenance à la souveraineté française. Rigaud représentait la cause du maintien du tricolore.

Le « miracle » haïtien

Ce qui s’est passé, c’est ce que j’appelle « le miracle haitien ». Le miracle haitien, c’est que deux forces restées longtemps antagoniques à l’intérieur de la société dominguoise, les anciens affranchis et les anciens esclaves, confrontées hier encore en 1800 au cours de la « guerre du Sud », sanglante et acharnée, ont pu moins de trois ans après, en 1803, se coaguler en une force homogène, unique et nationale. Si jamais le mot de changement a un sens, c’est ici. C’est le miracle haitien, qui a peu duré comme miracle ponctuel, juste pour réaliser l’indépendance. Certes, l’indépendance va être maintenue, mais ce fameux miracle n’a pas survécu à l’assassinat de Dessalines, c’est à dire au premier coup d’Etat sanglant de l’histoire haitienne fait par Pétion contre Dessalines. Il faut comprendre qu’à partir d’un fait local, presque mineur, en tout cas épisodique, à l’Arcahaie, on va élargir le congrès aux dimensions d’une grosse affaire : le miracle sacramentel consommé à l’Arcahaie de l’union du noir et du mulâtre comme le signe de la victoire finale prochaine. Cette union est restée indissoluble : c’est la base même de la nationalité haitienne, le fondement solidaire et solide du fait national haitien jusqu’à nos jours. C’est cette réalité là que nous magnifions avec le drapeau, car pour nous désormais, le drapeau bicolore est le symbole de l’unité nationale, c’est le symbole de l’incarnation de la patrie dans ces deux segments en fusion, fondamentaux et essentiels, à savoir les anciens esclaves et les anciens affranchis. L’histoire sainte, dans sa piété, écrit que l’empereur Constantin, en grand politique qui voyait triompher le christianisme déjà effectivement en grand progrès dans l’empire romain, a vu écrit dans le ciel : In hoc signo vinces (à ce signe, tu vaincras) et avec l’adoption de la croix, qui était le signe de la christianisation de son royaume, il vainquit, mais c’est l’empire désormais officiellement chrétien qui en sortit. La création du bicolore haitien a été le signe des progrès décisifs de la « nationalisation » de la révolution haitienne en 1803. Adopté, il accompagna les victoires de la deuxième phase des guerres de l’indépendance, et finalement vainqueur à Vertières, c’est une entité désormais officiellement nouvelle, la nation haitienne, qui en sortit.

Deux formules en compétition substitutive

Maintenant la vérité sur la création du drapeau haitien comme fait historique ? L’histoire de l’histoire du drapeau haitien comporte en réalité deux phases. La première est marquée par la tradition orale qui règne en maîtresse dans une version devenue traditionnelle et que Madiou illustre en l’accréditant. Cette tradition donne pour origine au drapeau haitien le geste théâtral de Dessalines arrachant significativement la bande blanche du tricolore français pour laisser les deux autres bandes bleue et rouge recousues par Catherine Flon pour en faire le bicolore bleu et rouge. Cette version a été reprise à l’unisson par non seulement Beaubrun Ardouin et Lepelletier de Saint Rémy dans leurs œuvres monumentales (Beaubrun Ardouin à lui seul nous a laissé 11 volumes), mais pratiquement tous les écrivains d’histoire qui les ont suivis jusqu’à la seconde guerre mondiale, y compris Pauléus Sannon, véritable historien sérieux et documenté, mais qui à propos du drapeau nous a redonne la version traditionnelle de la fabrication du bleu et rouge réchauffée par son talent. On comprend que cette version traditionnelle ait fait autorité et qu’elle a jusqu’ici la dent dure comme vérité de manuel. Mais il en est de la tradition historique comme du droit coutumier, qui tient dans son intégrité jusqu’à l’avènement du droit écrit, comme la tradition historique tient jusqu’à l’avènement des documents authentiques. En effet, l’école révisionniste récente (depuis une cinquantaine d’années) a progressivement récusé la version traditionnelle sur la base de documents au fur et à mesure rendus publics et qui ont inauguré la deuxième phase de l’histoire de l’histoire de notre drapeau national, en établissant de manière incontestable le noir et le rouge comme les couleurs nationales du drapeau véritable sorti du « congrès » de l’Arcahaie. Sur l’établissement de ce fait historique, la cause est désormais entendue comme on va le voir. Mais la vérité historique peut être solidement et irréfutablement établie, ce qui seule importe aux historiens, qu’une vérité politique peut vouloir essayer de survivre à l’état résiduel pour des raisons psychologiques contraires à la matérialité des faits et donc à la « véridicité ». Mes compatriotes ont une sensibilité qu’ils mettent avant la vérité, et certains d’entre eux sont « dérangés », oui cela les dérange, qu’on dise la vérité. Parce qu’ils ont été élevés dans une tradition historique différente, parce qu’ils se complaisent dans des conceptions traditionnelles qui les inclinent à « préjuger » au sens propre du mot, plutôt qu’à analyser de façon critique à partir du doute interrogateur. Ou simplement par paresse à changer. La mentalité pré-scientifique a encore droit de cité même dans le monde lettré. Alors quand on fait établir à coups de preuves irréfutables et grâce aux méthodes éprouvées de l’histoire scientifique, cela les dérange dans leur conformisme coutumier. Ce n’est pas qu’ils ne soient pas convaincus. Au fond d’eux-mêmes, ils le sont aujourd’hui. Quiconque lit les documents en question ne peut que partager la conviction solidement fondée que le premier drapeau officiel établi à l’Arcahaie fut noir et rouge. Mais il y a un malaise, il reste une réticence à l’admettre et à le dire parce que l’on a choisi pendant longtemps de vivre en perpétuant ce qui s’est révélé une légende, un mythe favorable à certains préjugés du temps jadis. Faudrait-il assurer qu’il ne s’agit nullement aujourd’hui de changer les couleurs du drapeau. Le bleu et rouge est devenue par une tradition vivace cristallisée dans la mémoire collective, et reste les couleurs nationales à l’aulne de la longue durée.

Esquisse du problème des couleurs en général en matière symbolique

La question des couleurs nationales du drapeau de l’Arcahaie amène à faire des considérations éclairantes préliminaires sur les couleurs en général et leur usage dans notre histoire. D’abord, on a observé chez beaucoup de gens à des moments et dans un contexte donnés une propension à préférer certaines couleurs par rapport à d’autres, et on l’a même exploité par exemple dans l’histoire coloniale au détriment habile des intérêts indigènes dans les transactions. Les couleurs fortes ou éclatantes viennent souvent en préférence parmi lesquelles le rouge d’abord pour sa fréquence (voir les drapeaux des pays du monde actuel), mais aussi le noir, le blanc, le bleu ont une signification ou sensorielle-visuelle ou practico-logique ou symbolico-mystique. Par exemple, il y avait à Saint Domingue une tradition qui parle des 101 nations et qui probablement marrie réalités religieuses et réalités tribales ancestrales comme une illustration de la diversité originelle. C’est le vodou d’origine dahoméenne qui a probablement réalisé le transfert de cette tradition d’Afrique à Saint Domingue, à moins qu’elle ne soit créole. Je dis probablement parce que ce n ‘est pas mon domaine de recherches, et je n’ai rien encore lu de définitif à ce sujet. Par contre, j’ai vu, en Floride, au sujet précisément des 101 nations du vodou, un spectacle de nuit de toute beauté autour d’une large cuvette dans laquelle on faisait allumer et brûler 101 mèches de coton imbibées d’huile et à côté, on faisait agiter en dansant, 101 bouts de tissu bariolés, de fanions, d’étendards et de petits drapeaux de diverses couleurs parmi lesquelles les dominantes étaient naturellement noires et rouges. Dans le vodou, je peux m’avancer à dire sur la base de mes lectures et de mon intérêt d’intellectuel, que l’interprétation mystique couramment acceptée veut que la couleur du dieu de la guerre est le rouge, couleur du foulard d’Ogoun (et de Dessalines, ajoute-t-on ?), tandis que le bleu est celui d’Erzulie Fréda, déesse de l’amour et des tromperies fines et tendres voire câlines (et de Pétion, ajoute-t-on ? et celui-ci aurait même eu une liaison mystique avec celle-là, explication de son célibat prolongé !). Ce serait l’explication mystique des couleurs nationales pour le drapeau. On n’est pas ici sur le terrain scientifique, et la tradition demande à être corroborée pour l’affranchir de sa gangue romanesque ou légendaire, mais comment ? En tout cas, le symbolisme des couleurs dans leur correspondance est un thème universel inépuisable qui remonte à ce qu’on peut appeler l’histoire mythique. Une couleur a une réalité perceptible et compréhensible. Rouge, c’est la révolution et la violence. Le drapeau des anarchistes est le noir. C’est un signe immédiatement traduisible car c’est un indicateur.

Dans l’histoire de la révolution de Saint Domingue, il y a des drapeaux qui ont été essayés en quelque sorte comme signe de ralliement : le rouge, le blanc, le noir. On a, un jour, reproché à Toussaint Louverture d’avoir fait ou laissé utiliser un drapeau blanc à tête de nègre. Le chef noir a protesté de toutes ses forces contre pareille accusation en faisant valoir que le tricolore était pour lui le drapeau de la révolution et qu’à ce titre, c’était depuis 1793 l’étendard des noirs en lutte. Dans la préhistoire du drapeau national, il faut retenir qu’à la bataille de la Crête à Pierrot, le rouge était la couleur-étendard adoptée par Dessalines qui avait fait mettre du rouge partout, couleur symbole ainsi que le rapporte Descourtilz. Madiou raconte que le premier janvier 1804 Dessalines s’avança tout vêtu de rouge. Le bleu ne semble pas avoir été dessalinien mais plutôt Pétionnite comme l’a montré l’histoire plus tard. Rouge est le sang des noirs, dit un romancier sud-africain. Il faut redire, à cet égard, que la notion de bleu et rouge comme couleurs nationales n’est pas dessalinienne à l’origine. , mais bien Pétionniste. Dans la configuration des forces à la Crête à Pierrot, les blancs et les mulâtres sont dans le camp alors hostile aux noirs, et c’est le rouge, comme on l’a vu, qui représente les combattants noirs, ce rouge dont on dit qu’il va symboliser et même représenter les mulâtres dans le drapeau bicolore ! . Quant au bleu pour symboliser et représenter les noirs dans l’union, Dessalines n’aurait pas vu les choses ainsi. D’où viendrait-il que le bleu serait l’identification des noirs ? Rouge est le sang des nègres, dit le romancier sud-africain. A la vérité, Dessalines, quand il pensait à la couleur, couleur humaine des hommes qui allaient se battre et s’unir et mourir ensemble, avait une expression favorite : noirs et jaunes. Un texte de lui, le plus beau sans doute sur l’union des noirs et des mulâtres comme nécessaire, est souvent cité sous ma plume : « Noirs et jaunes, …vous ne faites aujourd’hui qu’un seul tout, qu’une même famille. Mêmes calamités ont pesé sur vos têtes proscrites, même sort vous est réservé, mêmes intérêts doivent donc vous rendre à jamais unis, indivisibles et inséparables. Maintenez votre précieuse concorde, cette heureuse harmonie parmi vous : c’est le gage de votre bonheur, de votre salut, de vos succès, c’est le secret d’être invincibles ». Noirs et jaunes, formule de l’identification des deux couleurs. On aurait pu avoir un drapeau noir et jaune, cela n’est pas venu à l’esprit, sauf à la révolution de 1843 à titre de boutade d’un plaisantin.

La présentation du drapeau bleu et rouge dans la tradition orale

Alors d’où nous vient l’imposition du bleu et rouge ? Une tradition orale remontant à l’époque de l’indépendance et rapportée dans le récit consigné par Madiou qui baignait dans les eaux favorables aux hommes de Pétion, Madiou dont la famille même, à commencer par son père, avait été élevée au sérail des proches par la close appartenance de celle-ci à la haute administration Boyerienne. La famille de Madiou partagera l’exil familial des Boyer en 1843. Il rapporte donc naturellement, probablement en toute bonne foi car c’est un historien sérieux et peu conformiste à l’occasion, mais il n’avait pas les documents contraires, la version du drapeau bleu et rouge attribuée plus tard au congrès de l’Arcahaie par ces milieux Pro-Pétion. Cette version a été confirmée, avec mauvaise foi, par Beaubrun Ardouin et Lepelletier de Saint Remy car ces derniers, eux, avaient connaissance des documents. La tradition du bleu et rouge a été continuée, on l’a vu, jusqu’à tout récemment, par l’histoire. Les manuels en font une vérité d’évangile.

Le drapeau noir et rouge dans les documents : les cinq preuves

Or voici que la vérité historique a émané récemment de cinq preuves documentaires, textuelles et iconographiques irréfutables, en faveur du seul noir et rouge.

Le premier argument de preuve palpable est l’Arcahaie où a été distribué un nouveau drapeau pour les indigènes en lutte, avec la devise : liberté ou la mort. Et ceux qui sortaient de l’Arcahaie à bord de quelques barges qui assuraient la navette vers Léogâne et Petit-Goave ont emporté avec eux le nouveau drapeau et ont été interceptés en mer, pour certains, par des goélettes françaises dont « La Marie » sous le commandement naval de l’amiral Lartouche Tréville, qui croisaient dans les parages. Le capitaine Yves Marie Blot put saisir une de ces barges, questionner les passagers et particulièrement un des marins à bord, et faire le tableau-inventaire complet de tout ce qu’on avait trouvé dans la dite barge, en rapportant dans un procès-verbal dressé « avec solennité » et avec la précision du militaire, qu’il y avait aussi à bord « un pavillon de couleur rouge et noire ». Tout ceci a été transmis par l’amiral Latouche-Tréville au commandement français, en soulignant l’importance significative de cette capture réalisée le 19 mai 1803, c’est à dire le lendemain même du congrès de l’Arcahaie auquel, fait important, Pétion avait participé. C’est, à l’évidence, le drapeau de l’Arcahaie. Or que dit Beaubrun Ardouin qui cite le procès-verbal en question ? Beaubrun Ardouin dit qu’on avait découvert dans la barge sortie de l’Arcahaie et ainsi saisie, « un drapeau indigène », altération délibérée et malhonnête pour un historien déontologiquement obligé de respecter l’exactitude des documents qu’il cite, et cela pour laisser accroire qu’il continuait de s’agit du drapeau bleu et rouge de la tradition orale rapportée à l’origine ingénument sans doute par Madiou, avec l’excuse de l ’ignorance du document qu’en tout cas il ne cite pas, et mensongèrement par Ardouin ( Beaubrun) en connaissance de cause, car le texte du procès-verbal aux Archives nationales françaises dit clairement : « un pavillon de couleur rouge et noire ». Une falsification intéressée et scandaleuse.

Le deuxième argument de preuve palpable est le drapeau de Cangé à partir de son ralliement à Dessalines et de retour de l’Arcahaie pour intensifier la guerre dans les régions de l’Ouest comme la Croix des Bouquets, Léogâne et Petit Goâve en y accordant ses violons stratégiques avec le général en chef. C’est le drapeau noir et rouge, que promène Cangé dans toute la partie de l’Ouest soumise par lui après le congrès de l’Arcahaie, jusqu’au siège de Jacmel comme signalé dans des documents d’époque et sur la foi de témoignages précis comme celui de la lettre du capitaine de Saint Mansuy au général Quantin dont le texte précise l’étendard indigène comme noir et rouge. Les frères Bonaparte Auguste, qui la citent à leur tour, croient cependant à la thèse de la coexistence inégale de deux drapeaux de l’indépendance : un bleu et rouge alors épisodique (février-mai 1803 au plus), juste avant l’Arcahaie qu’il devancerait d’un petit trimestre éphémère donc (pour lequel il n’y a aucun document écrit original d’époque, ni système de faisceau de preuves, mais l’insistante tradition orale initiée en version écrite par Madiou qui la reproduit ça et là en lui restant fidèle partout à travers son œuvre et en y conformant ses témoignages) et le drapeau noir et rouge connu et diffusé à partir de l’Arcahaie (18 mai 1803) qui ne fut tout de même pas une création ex nihilo et immédiate, et qui est confirmé par d’autres documents successifs, tous d’époque (drapeau de l’Arcahaie pour lequel, en toute bonne foi, les deux frères invoquent ou citent de nombreux témoignages documentaires d’époque, originaux, authentiquement confirmés, et qu’ils trouvent eux-mêmes concluants).

Le troisième argument de preuve palpable est le siège de Jacmel en août-septembre 1803. Les deux camps sont alors l’armée française assiégée et les troupes indigènes assaillantes. Les services cartographiques français locaux, sous la direction du capitaine Leclerc, font une carte en couleurs des positions respectives des forces adverses. Cette carte a été popularisée en Haiti par le professeur Maurice de Young au cours d’expériences originales pour démontrer les couleurs affichées pour chaque camp. J’ai connu et fréquenté de Young à cette époque où j’ enseignais l’histoire à l’Ecole Normale Supérieure, et jeme rappelle que le frère Lucien, de la bibliothèque de Saint Louis de Gonzague avait été positivement intéressé et convaincu, comme moi, des démonstrations de de Young. Il avait découvert, à l’aide d’une loupe et en regardant de très près, sous les lumières d ‘une force de 250 « candlepower », que les sept positions françaises étaient naturellement identifiées sur la carte par la pose de petits drapeaux bleu blanc rouge, mais que les 14 positions indigènes l’étaient par de petits drapeaux noir et rouge. Il faut citer de Young : « Le capitaine Leclerc, auteur de ce plan, avait certainement à sa disposition de l’encre bleue, dont il s’est servie pour désigner le tricolore français. Donc pour désigner les postes indigènes, il s’en serait aussi servi si, dans son esprit, il avait voulu dessiner un drapeau bleu et rouge. Le fait qui demeure est qu’il a voulu utiliser et de fait a clairement utilisé les couleurs noire et rouge pour désigner les positions indigènes en quatorze points de cette carte ». C’est clair : l’auteur de la carte a respecté les couleurs réelles des drapeaux respectifs en distinguant le bleu blanc rouge des positions françaises et le noir et rouge des positions des indigènes, conformément au drapeau de ces derniers. Preuve documentaire iconographique, plus forte souvent que la simple textuelle. : CQFD.

Le quatrième argument de preuve palpable est directement probant en matière de textes manuscrits du moment : le drapeau de Vertières. Le lieutenant de vaisseau Babron, chargé initialement du ravitaillement à la Petite Anse pour les forces françaises de la région métropolitaine du Cap, a eu l’occasion et la mission d’observer au détaillé les mouvements, faits et gestes de la journée du Cap. Il a consigné ses observations dans un document « Précis des Opérations de Brumaire : affaire du 26 » (c’est à dire du 18 novembre). Je cite : « A 10 h du matin, l’étendard indigène noir et rouge flottait sur plusieurs de nos postes que nous avions été contraints d’évacuer ». Pauléus Sannon connaissait ce document qu’il cite quatre fois. Il a fait le silence sur le passage indiquant les couleurs du drapeau de la bataille décisive de l’indépendance, comme le lui ont reproché les frères Bonaparte Auguste. Il est étrange, en effet, que Beaubrun Ardouin ait retranché du texte de Blot au sujet de l’Arcahaie la mention expresse du drapeau noir et rouge, et que Pauléus Sannon ait omis justement la phrase où Babron mentionne l’étendard noir et rouge aux combats du Cap immortalisés à la bataille de Vertières le 18 novembre 1803. Conspiration du silence chez deux historiens de valeur à propos des couleurs du drapeau national pendant la période capitale de la genèse et de la victoire de la geste héroique de l’indépendance de la patrie ?

Le cinquième argument de preuve palpable est la première constitution que se donne le pays : la constitution de 1805. Le texte relatif aux couleurs nationales dans la première de nos chartes fondamentales pour la périoide nationale dit en effet dans le laconisme éloquent de l’article 20 : « les couleurs nationales seront noire et rouge ». Afin que nul n’en ignore !

Ce faisceau d’arguments étayés sur des documents authentiques, écrits et iconographiques, contemporains des faits eux-mêmes, réunis en un ensemble séquentiel de cinq preuves irréfutables, constitue une démonstration qui emporte l’adhésion pour conclure à l’établissement de la vérité historique selon laquelle le drapeau sorti de l’Arcahaie et diffusé à partir du 18 mai 1803 pour flotter sur les champs de bataille de la deuxième phase des guerres de l’indépendance, est incontestablement le bicolore national noir et rouge.

Alors, le drapeau bleu et rouge à l’origine, comment l’expliquer ?

Alors et le bleu et rouge ? D’abord, c’est un problème de tradition. C’est un pays à tradition. Une tradition orale a été créée et sanctionnée par l’histoire écrite par Madiou et répétée comme vérité d’évangile depuis lors par ceux qui voulaient ou avaient intérêt à perpétuer cette tradition perçue par eux comme favorable ou commode. Elle fait la part belle à Pétion car comme on le sait, le bleu et rouge est le drapeau de Pétion. Et cette tradition a donné la version de la formule de Pétion comme la bonne, jusqu’à ce que les documents authentiques qu’on a vus ont établi les couleurs noire et rouge comme originellement sorties de l’Arcahaie. Pourquoi cette volonté de parti pris des avocats du bleu et rouge ? C’est un parti pris humain au sens fort du terme, lié à un drame psychologique et social qui est à la racine même de notre nationalité. L’indépendance haitienne a tenu du miracle, on l’a dit plus haut. Réussir, moins de trois ans après la guerre du Sud, la réconciliation et l’action solidaire pour une cause devenue désormais commune, anciens affranchis (mulâtres) et anciens esclaves (noirs) jusqu’ici adversaires de classe et engagés dans une longue lutte pour la suprématie dans laquelle les noirs sont le nombre écrasant – la force majoritaire décisive – et les mulâtres sont l’élite à vocation hégémonique – propriété, instruction et expérience de gestion – est la résultante de la nécessité sociale de la conjoncture certes, mais aussi le produit de l’initiative individuelle dont le mérite revient d’abord à Dessalines et à Pétion. Mais dans l ’attelage nouveau, il ne fallait pas un déséquilibre trop fort qui réduirait le minoritaire, malgré ses prétentions et ses atouts hégémoniques, à être la cerise du gâteau. Toute une catégorie sociale va se consacrer à renforcer dans leurs écrits en l’embellissant, la contribution des anciens affranchis dans les guerres de l‘indépendance et le rôle individuel de Pétion, chef de file des mulâtres par rapport à l’individu Dessalines. Pendant longtemps on a considéré que le drapeau national était le drapeau de Pétion, car on voulait mettre l’accent sur le rôle premier d’un Pétion magnanime dans la fondation de l’unité nationale et de l’Etat national, et on avait fini par faire de lui la représentation par excellence de tout cela. C’est ce que les américains appellent un « build up ». De là un problème de poids compétitif dans l’évaluation des avantages comparatifs. Dessalines, c’est le « fondateur » (founding father). Charlotin, mulâtre, s’est fait immoler aavec lui. Dupuy, mulâtre, même après l’assassinat de son chef, témoignait à quel pont « le peuple était conscient du bien que lui voulait l’empereur ». Le Dr Léon Audain, mulâtre, appelait Dessalines « Dessalines le Grand ». Mais on a pu pouvoir dire plus tard tout le mal possible de lui : brute, sanguinaire, corrompu avec ses maitresses partout, despotique, sauteur, ignorant. Cela pouvait passer pour vrai et était accrédité par Beaubrun Ardouin par exemple. Mais toucher à Pétion, c’était autre chose pour ces partisans à l’épiderme sensible. On va généreusement lui attribuer le mérite de nombre d’initiatives positives et de qualités personnelles et sociales en exagérant outre mesure et plus que nécessaire. Pétion est une grande figure de notre histoire incontestablement, et sa contribution vaillante, efficace et intelligente à l’indépendance a été capitale. C’est incontestablement un des grands noms de l’histoire nationale. En outre, il savait jouer le conciliant, soigner la perception qu’on avait de sa générosité, « civiliser » sa ladrerie. Alors que, du point de vue caractérologique, Dessalines était un PEA (Primaire, Emotif, Actif), Pétion était son contraire un SnEnA (Secondaire, non Emotif, non Actif). Et puis c’était l’homme des distributions de terres dans le sens d’une justice sociale même relative, contre l’avis égoïste des siens, et le bienfaiteur émérite de Bolivar inaugurant ainsi la solidarité panaméricaine. Mais il a été aussi l’auteur du premier coup d’état sanglant de l’histoire nationale en faisant assassiner Dessalines en octobre 1806, et l’auteur de la première fraude électorale de l’histoire qui est à l’origine de la scission du Nord et de l’ Ouest en 1807, en plus d’avoir éliminé physiquement au cours de sa carrière politique présidentielle ses adversaires en vue (à commencer par les Gérin, Delva, Yayou etc.). Cet homme de chair, d’os et de sang, a eu ses grandeurs et ses faiblesses, ses moments de courage et ses moments de lâcheté, ses qualités et ses défauts, c’est en ce sens que c’est un personnage historique. Mais un contexte psychologique, politique et social de passion surcompensatrice a fait écrire l’histoire en sa faveur comme un panégyrique, c’est à dire non avec les yeux mais avec les préjugés, selon le mot de Wendel Philipps. Ainsi on a mis du côte de Pétion à son avantage, ce qui n’était pas la vérité historique mais qui a été érigé et gardé comme telle. Une école historique (Madiou, les frères Ardouin, Lepelletier de Saint Rémy) l’a fait présenter très tôt, dans une littérature politique partiale à l’excès, qui remplit encore les pages des manuels d’histoire, comme un libéral ancêtre de la démocratie, un parangon du patriotisme plus contributif à l’union que le fondateur lui-même, qu’il tutorait d’ailleurs de ses conseils et suggestions grâce à sa créativité intellectuelle et à sa ruse supérieures. Et surtout, c’est « le papa bon cœur », « l’homme qui n’a fait verser des larmes qu’à sa mort ». « Intelligent, dit un rapport d’un chirurgien français en 1804, qui a fait de lui un portrait psychologique remarquable, il aime sa couleur ». Le clou est l’ affirmation par le Dr François Dalencourt, un homme de bien et qui était, au demeurant, un patriote sérieux et sincère, que « Alexandre Pétion, c’est Jésus-Christ sur la terre d’Haiti ». La réputation surfaite de Pétion est dans de tels jugements délirants, et son crédit démesuré en découle.

Un bref intermède noir et rouge au milieu du 20ème siècle

François Duvalier a voulu et a essayé le rétablissement du noir et rouge de l’Arcahaie et de Vertières comme le drapeau national. Sa constitution de 1964 en a fait un prescrit, donc ce fut chose faite. Et cela a duré quand même 22 ans. Mais il faut bien comprendre ce qui, en histoire, relève de la longue durée historique, chère à Braudel. Cent cinquante ans de bleu et rouge, c’est une réalité stable appartenant à l’espérance de vie d’une structure, tandis que vingt ans relève de l’évolution des formes d’une conjoncture. On peut décider pour des raisons rationnelles ou mystiques le bien-fondé d’un changement. Mais est-ce que l’esprit public y adhère durablement et en fait une réalité mentale cristallisée ? Est-ce que le changement s’opère vraiment dans l’esprit des gens comme un fait accepté ? Est-ce que le changement est entériné dans la psychologie politique ? Duvalier a effectivement décidé de faire imposer le rétablissement du noir et rouge originel, mais c’était Duvalier, un dictateur au régime monstrueux parfois jusqu’à la démence, quelque fut son « grand dessein », et la réaction victorieuse contre son fascisme de sous-développement a emporté tout normalement son noir et rouge, en faveur du bleu et rouge restaurés, dans une poussée anti-duvaliériste fervente de délivrance collective et d’espérance démocratique. On peut penser que si les Duvaliers avaient su instaurer un régime bienfaisant pour la nation, et que leurs successeurs avaient pu créer et maintenir les conditions d’une relève démocratique durable et profitable pour la nation, probablement le noir et rouge aurait finalement survécu à la longue. La mauvaise gouvernance duvaliérienne a eu raison du noir et rouge.

Grands moments et moments tristes.

Notre bicolore a connu des grands moments et des périodes tristes, il a son histoire. Des grands moments. Le drapeau, c’est l’exaltation de certaines valeurs élevées qu’on conçoit et qu’on veut réaliser pour une collectivité, c’est une utopie apprivoisée qui est porteuse d’une signification idéale dictant les comportements. Quand dans la France de 1848, Lamartine fait triompher le drapeau tricolore sur le drapeau blanc fleurdelysé, cela avait un sens fort vite compris qu’il s’agissait de la représentation de la « nation », car ce n’est pas seulement une affaire d’éloquence personnelle qui a acquis l’adhésion à la thèse du poète romantique. Un poète haitien a écrit « le Chant du drapeau » et il y dit : « Notre drapeau a une âme » et c’est vrai. On peut dire du drapeau ce que Renan disait de la nation elle-même : c’est un principe spirituel. Laporte, le 19 mai 1803 s’est fait tuer dans une barge où il y avait un exemplaire du drapeau national noir et rouge nouvellement créé, et ce fut le baptême de sang de ce dernier, comme dirait l’histoire hagiographique, proche de l’exaltante instruction civique traditionnelle.. Un autre grand moment de l’histoire du drapeau : l’amiral Killick, qui s’est fait tuer dans son bateau de guerre, entouré du drapeau national comme linceul. On peut penser ce qu’on veut politiquement de certains hommes politiques, mais en 1934, au retrait des marines américains, le président Vincent, entouré du président de l’Assemblée Nationale Edgard Pierre-Louis, neveu et ancien secrétaire de Firmin, a hissé avec fierté le drapeau bicolore au mât du Sémaphore, en une cérémonie que certains ont appelée « la seconde indépendance » après 19 ans d’occupation étrangère. Ce sont des moments d’exaltation nationale. Même aujourd’hui, où on oblige de nouveau, ainsi que je l’avais fait en 1988, les Haïtiens à rester debout lors de la montée du drapeau comme autrefois, ce n’est pas du tout obsolète car il s’agit de payer le respect au drapeau en un rappel à l’unisson de ce qu’il signifie comme communauté de valeurs idéales d’élévation morale et civique pour tous, grands et petits. Un rappel d’un lien et d’un liant à ne pas oublier, pain quotidien spirituel qui a pour but symbolique d’élever le citoyen au-dessus de lui-même en une communion civique avec ses compatriotes.

Des moments difficiles. Le capitaine Batsch, en 1872, en un épisode de la diplomatie de la canonnière coutumière de l’exigence de réclamations morales et financières contre Haiti, avait saisi des bateaux haïtiens qui leur furent rendus après satisfaction de l’orgueil du boche et à son bénéfice... On a retrouvé sur une de ces unités de la marine haitienne « le drapeau national hideusement souillé ». Humiliation suprême qui ne laissait aux haïtiens que l’indignation d’un poème vengeur d’Oswald Durand. On a vu des fils de la patrie, égarés par leurs passions, adopter un drapeau étranger pour s’en prévaloir au gré de leurs intérêts sans intention aucune de changer formellement de nationalité, ou alors des citoyens haïtiens connus et reconnus comme tels, intenter un procès pour ainsi dire contre la France, devant la juridiction d’un tribunal de la Seine pour faire reconnaître leur nationalité française sur la base de la revendication de leurs anciens « droits historiques ». Plus tard, deux occupations militaires par des forces étrangères ont été effectuées sur le sol national, drapeau étranger déployé, la première avec des complicités préparatoires, et la seconde ouvertement sollicitée, et ce fut l’occasion de voir le drapeau étranger supplanter l’étendard national au cours des opérations militaires d’intervention, sans conscience publiquement et collectivement exprimée sur le coup contre l’atteinte à l’honneur national représenté par le drapeau. Le drapeau, c’est un symbole et une histoire, un symbole engendrant une histoire. On peut se faire tuer pour le drapeau : « pour le drapeau, pour la patrie, mourir est beau ». Ou alors, on vibre avec des rythmes qui exaltent le drapeau. La jeunesse haitienne, sous Estimé, « la tête altière et haut les fronts », avait la chair de poule en chantant et en défilant aux airs de la chanson patriotique magnifique de Tardieu « C’est nous jeunesse étudiante. ». On était « transporté » à ces moments-là et dans ce contexte-là. Le drapeau est un véhicule d’émotion. Il y a le phénomène que certains drapeaux viennent d’une tradition commune ou proche. Les pays bolivariens (Venezuela, Colombie, Equateur) ont les mêmes couleurs : le bleu, le jaune et le rouge. On peut y voir l’esprit bolivarien, avec ses affinités avec l’esprit haitien d’alors, d’autant plus que Miranda, auteur de l’étendard vénézuélien, l’avait créé en rade de Jacmel en 1805, en une bonne inspiration, car c’est cette Haiti qui allait contribuer à disséminer la liberté et l’indépendance à travers l’Amérique latine.

En guise d’épilogue : d’un passé de gloire à un présent de déchéance
Larmes furtives d’une frustration patriotique

Il faut en venir, à l’occasion du 18 mai, au présent de la politique haitienne avant de terminer. C’est un grand jour historique que le deux-centième anniversaire de la consécration du drapeau national à l’Arcahaie. le 18 mai. Il y a là un anniversaire comme on en fête un tous les cent ans, et il y une histoire qui pèse sur cet anniversaire. Et surtout il y a les conditions de la célébration de cet anniversaire. C’est une situation triste que nous vivons dans cette Haiti profondément désunie, qui n’arrive pas à se hisser au niveau de la dignité nationale que symbolise la cré.

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