vendredi 27 mai 2011

Rouzier ?

Le Matin, du 27 mai au 2 juin 2011
par Daly Valet

En 1991, le conteur Jean- Bertrand Aristide, devenu président, a imposé au pays le fabuleux René Préval comme Premier ministre. On connait la suite sinistre des choses. Enfin, jusqu'à cette pagaille institutionnelle et constitutionnelle dans laquelle M. Préval a choisi, de manière compulsive, de laisser la république au terme de son second mandat désastreux de président. En 2011, le chanteur Michel Martelly nous sert le comptable et entrepreneur Daniel Rouzier comme son Premier ministre désigné. Un choix risqué ? Evidemment oui. Dans les circonstances actuelles, il manque à ces deux hommes la profondeur politique qu’il faut pour aller au-delà de l’intangible, surmonter les obstacles humains, « systémiques », institutionnels et pour traduire les professions de foi, les bonnes intentions, en programmes de gouvernement rationnels et en réalisions concrètes.
En termes de gouvernance étatique, 2011 marque, cependant, une évolution par rapport à 1991. Le couple Martelly-Rouzier, au moins dans le discours, semble vouloir privilégier la logique de la reddition des comptes à celle des règlements de comptes, laquelle sous-tendait, essentiellement, l’action de la génération lavalas nouvellement arrivée au pouvoir. Si ce passage de l’affectif à l’effectif dans la gestion des affaires du pays dépasse les mises en scène médiatiques et va au-delà de la rhétorique verbeuse des apprentis politiciens, Haïti aura grandi. Martelly aura été, ainsi, mieux inspiré avec son Daniel Rouzier que ne le fut Aristide avec son René Préval.
Il faut dire que, déjà, et sans préjuger de l’issue du processus de ratification de l’actuel Premier ministre désigné, le pays peut se sentir soulagé de ce que le président Martelly ait jeté son dévolu sur l’homme d’affaires Daniel Rouzier, son contraire en tout. Quand Titid désignait comme Premier ministre un alter-ego, son marassa Ti Rene, M. Martelly choisit un homme qui le surpasse en qualifications, en potentiel intellectuel, et en bilan professionnel et social plus flatteur. Nous ne saurions soutenir ici, par anticipation, que ces contraires finiront éventuellement par bien s’harmoniser ou que ces deux hommes, aux parcours parallèles, s’entendront convenablement dans l’exercice conjoint du Pouvoir exécutif. D’ailleurs, nul ne sait si les violons d’un musicien, novice en politique, s’accorderont vraiment avec les mètres d’un entrepreneur détenteur d’un MBA, encore plus novice que celui-là dans les choses politiques. Il n’en demeure pas moins que, quand un pays choisit, en toute conscience, de se doter d’un Michel Martelly comme chef d’État, et que, de surcroît, ce dernier est en tout temps guetté par son avatar, le boutefeu Sweet Micky, il y a lieu d’applaudir au choix de Daniel Rouzier, un modèle de pondération, de tempérance et d’humilité. Une valeur sûre, un homme de valeurs dans l’Haïti de toutes les carences et des défaillances morales, normatives et éthiques. Par-delà les clivages de groupes, et au-delà même de toute considération coloriste renvoyant aux dogmes traditionnels et retardataires du noirisme et du mulatrisme, il serait dans l’intérêt du pays que le Parlement accorde un vote de confiance à M. Rouzier. Il ne s’agirait pas, sans doute, d’un vote majoritaire d’adhésion, vu la fragmentation de la représentation parlementaire et les hostilités qui s’organisent déjà contre M. Martelly. C’eût été, plutôt, un vote de sagesse que commanderaient les intérêts supérieurs de la nation. Car, en vérité, s’il n’existait pas un Daniel Rouzier à la portée du président Martelly, la république devrait lui en trouver un, ou, à défaut, lui en inventer un de semblable en profil intellectuel et en tempérament.
Le vote favorable à M. Rouzier suppose également que le gouvernement qu’il est appelé à former reflète la composition sociologique du pays. Car, ce serait politiquement imprudent, et du point de vue de l’histoire profonde, de lire dans la victoire de M. Martelly celle d’une classe sociale ou l’occasion d’asseoir la suprématie d’une classe au détriment d’autres. L’équipe de M. Rouzier devra forcément s’ouvrir, par pragmatisme, à la réalité politique haïtienne actuelle, telle qu’elle est exprimée en représentations partisanes au Parlement. Les chantages par la rue, du type populiste, et les mobilisations technologiques inconsidérées sur le mode de la campagne électorale permanente, doivent, à ce stade, disparaitre au profit du libre exercice du jeu institutionnel intraparlementaire de ratification sereine et responsable d’un chef de gouvernement, fût-il le choix d’un président bénéficiant jusque-là de la ferveur saisonnière de l’électorat populaire.
Le débat sur la désignation de Daniel Rouzier comme Premier ministre aura permis, de voir, enfin, à coté des distorsions et des déséquilibres, les bienfaits de notre régime politique mixte à prépondérance parlementaire. Ce régime, n’en déplaise à ses contempteurs, permet de remédier aux dérapages du suffrage universel direct. Le Parlement peut toujours tempérer la déraison et la fureur des urnes avec de la rationalité d’État. C’est à cela que devrait servir chez nous un Premier ministre aux côtés d’un président, lequel, autrement, serait laissé à lui-même avec tous ses travers, la bride sur le cou, si le régime politique haïtien était de type présidentiel classique. Au poste de Premier ministre, M. Rouzier a les atouts requis pour aider le président Martelly à bien gouverner, à compenser ses faiblesses personnelles et à mettre en chantier ses grands projets. Daniel Rouzier mérite, à ce titre, la confiance du Parlement.
D.V

vendredi 20 mai 2011

Michel Joseph Martelly pris au piège de Dessalines.

Par Cyrus Sibert.
Date: Tue, 17 May 2011


Une simple observation des réactions des composantes de la société haïtienne, présentes à l'investiture de Michel J. Martelly, à l’intérieur et devant le Palais National, lors du discours du nouveau Chef de l'Etat, peut expliquer la complexité des contradictions sociales, économiques et politiques qui dresseront des embûches et risquent de faire échec à la volonté de changement du chanteur devenu Président.

Lors de la lecture du discours de circonstance, les réactions étaient différentes suivant les points abordés et selon qu'on appartenait à la bourgeoisie ou à la masse.

Ceux qui en apparence représentaient la bourgeoisie, ont ovationné les promesses de sécurité et de respect du droit de propriété. Ils ont applaudi sans réserve les idées d'égalité en droit de tous les haïtiens, de reprise de la souveraineté nationale. Cependant, ils ont boudé l'idée d'éducation gratuite, d'école obligatoire, de décentralisation, de l'obligation de s'acquitter des devoirs de taxe. Ils sont restés indifférents à l'assertion faisant de la classe moyenne le moteur de l'économie nationale.

Là où nous étions, nous avions observé que tout le monde n'avait pas applaudi Mgr Louis Kébreau quand dans son homélie il disait que nos ancêtres avaient résolu dans l'acte de l'Indépendance la question de couleur en disant au monde, avec fierté, que le peuple haïtien est un peuple nègre. Un bourgeois assis à notre coté trouva stupide la décision de Michel Martelly d'aller saluer la foule au travers des grilles du Palais National.

Le peuple infatigable sous un soleil de plomb, acclamait des idées comme l'école gratuite et obligatoire pour tous les enfants d'Haïti, de création d'emplois, de paiement des taxes. Il était un peu indifférent à l'idée de respect du droit de propriété, d’encadrement des investisseurs…

Ensemble, les deux groupes ont applaudi les idées de sécurité, la fin du kidnapping, la reprise de la souveraineté nationale, la valorisation des richesses et des points forts d'Haïti.

La Banque Interaméricaine de Développement, les États-Unis, le Venezuela, Cuba et les dignitaires de la Caraïbe ont été applaudis par le peuple. La France a été faiblement ovationnée.

Les personnalités qui ont eu une appréciation forte sont Wyclef Jean, Michael Jean et Dumarsais Siméus. Le nom de Bill Clinton a provoqué des applaudissements.

Dans les villes de province comme Cap-Haïtien, la fête était une réalité. Dans certains quartiers populeux les gens sortaient leurs salons et leurs lits, comme en 1991, pour accueillir le nouveau Chef d'Etat. L'idée de décentralisation fait danser les exclus des villes de province qui subissent la centralisation excessive des ressources et du processus de prise de décision à la capitale.

Des observateurs dans le Nord-est nous font remarquer que jamais, la ville de Fort-Liberté n'a connu autant de festivités pour saluer l'investiture d'un Président. Ils pensent que c'est un signe que le peuple croit dans un changement, dans un développement décentralisé, n'en déplaise aux défenseurs du statu quo ante.

Observant cette réalité, à Réseau Citadelle, nous nous sommes dits : comme Dessalines le 18 mai 1803, le Président Michel J. Martelly s'est mis entre l'enclume et le marteau, la bourgeoisie réactionnaire et les masses défavorisées.

Il sera pressuré d’un coté par un peuple qui a rejeté toutes les critiques des traditionnels pour placer sa confiance en lui comme Chef d'Etat et d'un autre coté par les néo féodaux qui ne chôment pas.

La différence des réactions décrites plus haut face au discours expriment les positions de classes : Un peuple rebelle et têtu qui, de façon radicale, a imposé son chanteur populaire; une bourgeoisie opportuniste qui, ayant misé comme d'habitude sur tous les candidats dans la course dans l'espoir de conserver rentes et prébendes, compte sur la couleur de sa peau, les accointances et frottements pour prendre contrôle du nouveau Chef d'Etat; et une classe moyenne contrainte de donner à ce dernier un temps de probation pour prouver sa bonne foi.

On peut conclure que Martelly se retrouve dans la même situation que Dessalines après le Congrès de L’Arcahaie. Il est le Chef d’un Etat autour duquel différents groupes d'intérêts rivaux s’affrontent violemment dans une logique de survie. En toute circonstance, il aura à choisir entre les intérêts de "ceux dont les pères sont en Afrique" et les intérêts " de ceux qui se croient héritiers de la colonie de Domingue".

Il doit toujours se rappeler que sa force réside dans la confiance des masses dans son intelligence, son caractère, son style combatif et surtout sa liberté d'esprit. Il devra écouter tout le monde mais toujours décider dans le sens du changement.

L'étude des trois (3) mouvements dans l'histoire d'Haïti au temps de la colonie a démontré que le peuple est la source, le défenseur authentique du changement et le catalyseur d’une mouvance vers la liberté. Il ne trahit jamais ; il est prêt à faire des sacrifices et à payer le prix; sincère et fidèle, il est dépositaire des valeurs nationales qui unissent la société toute entière.

Alors que dehors le peuple héroïque criait "Arrêter Préval", à l'intérieur, ceux qui lui ont poussé à trahir les masses s'activaient à gérer la continuité de leurs intérêts de clan, de leurs commissions, de leurs chèques, de leurs salaires, en un mot, du statu quo. Seul René Préval portait la responsabilité. Lui seul était décrié par le peuple.

Au Président Michel Martelly de déterminer si en 2016, il sera, lui aussi, sacrifié comme bouc émissaire et décrié. Si la liberté, la prospérité et la paix pour TOUS sont mis sur le banc de touche et relativisés, la société sera déchirée et la pauvreté sera un élément intégral du vécu quotidien de plus de 95% de la population.

Déjà, des mauvais perdants brandissent le colorisme pour anticiper son échec. Des démagogues incapables de conduire le pays au changement depuis des décennies utiliseront le noirisme pour revenir à la charge. Lui seul sait s'il leur donnera gain de cause.

Michel Martelly doit comprendre sa position fragile de « trait d'union » entre noirs et mulâtres, macoutes et Lavalas, riches et pauvres, citadins et paysans, Capitale et Province. Il doit écouter tout le monde, mais décider toujours dans le sens du changement pour tous.

jeudi 5 mai 2011

L’amendement de la Constitution de 1987 : les leçons du passé, le poids du présent

Mirlande Manigat

Vice-Rectrice de l’Université Quisqueya

En plus de deux siècles, nous avons engrangé un héritage constitutionnel riche en enseignements, éclairants et utiles pour une meilleure appréhension du présent.

Dans l’histoire du constitutionnalisme, Haiti occupe d’ailleurs une place significative dans l’ordre de création juridique, car elle a produit, avant l’indépendance, le 8 juillet 1801, une première mouture avec la Constitution louverturienne et, le 20 mai 1805, la troisième Constitution moderne, après les États Unis (17 septembre 1787) et la France (3 septembre 1791). Les premiers ont conservé le texte originel, mais 27 Amendements l’ont transformé sur bien des points et leur importance autorise à soulever l’hypothèse que ces révisions majeures ont tenu lieu de nouvelles Constitutions. La France, elle, en a adopté une quinzaine et la dernière en date, celle de 1958, a subi une douzaine d’amendements. Haiti quant à elle en a généré 22.

On peut estimer qu’il s’agit, dans notre cas, d’une boulimie stérile ou, au contraire, s’appliquer à rechercher la richesse qui se dégage de ce nombre impressionnant, car élaborer une nouvelle Constitution est une option à laquelle les dirigeants du passé ont recouru pour des raisons différentes tirées des conjonctures successives, mais qui ont obéi à une volonté de changement, à l’exploitation de situations propres à ces mutations et, certainement, à la croyance ou à l’illusion que cela était souhaitable et surtout possible à un moment donné. L’appréciation de ces efforts ne neutralise toutefois pas la lucidité de l’analyse.

L’histoire nous oblige à dégager le sens profond de ces évolutions constitutionnelles, entre d’une part, un raidissement du Pouvoir Exécutif commencé déjà sous Pétion et poursuivi avec Boyer, de l’autre une progression du pouvoir parlementaire, produit du libéralisme qui a marqué certaines périodes, comme par exemple entre la révolution de 1843 et l’arrivée au pouvoir de Boisrond Canal en 1876. Elle nous incline à mettre à jour des mouvements pendulaires qui ont marqué les oscillations du 19ème siècle, pétrifiés dans la tension entre la recherche de la modernité à travers des Constitutions qui consacraient la formation et les idées des élites politiques et sociales et les réalités du pouvoir fortement marqué par l’autoritarisme, d’abord militaire (tous les chefs d’Etat étaient issus de l’armée ou s’affublaient du titre de général comme Salomon et Michel Oreste aura été le premier président civil en 1913), mais aussi en dehors des casernes, incarné dans un personnage tel que Sténio Vincent qui, malgré sa culture et son expérience parlementaire, a vigoureusement combattu les Sénateurs et a produit, avec la Constitution de 1935, le texte le plus dictatorial avant les Chartes duvaliériennes.

L’histoire du constitutionnalisme haitien est marqué par ce rapport entre la volonté de changement par le Droit (les artisans de la révolution de 1843 présentaient bien leur mouvement comme étant l’ère de la régénération) et les réalités politiques fortement marquées par la dominante militaire. Et dans ce rapport inégal, le résultat se rapproche D’avantage du propos prêté au Président Antoine Simon, mais dont il ne détient pas le monopole Konstititisyon cé papié, bayonèt cé fè que d’une progression continue et soutenue vers l’état de droit.

Voila pourquoi il est illusoire et même stérile de rechercher quelle a été la meilleure Constitution de notre histoire. A cet égard, on peut rappeler que, compte tenu des contingences du moment, celle de 1843, affublée de l’étiquette péjorative de "`petit monstre", avait représenté une tentative de modernisation des institutions et des pratiques, mais elle n’a jamais été appliquée; elle a sombré dans les péripéties de cette époque troublée et Rivière Hérard en a fait un spectaculaire autodafé. Par contre, "l’immortelle" de 1889 qui a duré 29 ans ne doit pas cette longévité à ses mérites intrinsèques, car le produit fini n’a pas correspondu à la qualité des débats de la constituante qui l’a vu naître (en particulier le fameux duel oratoire entre Antênor Firmin et Léger Cauvin). La dernière en date de nos Chartes, a elle aussi, reçu le label de meilleure et le doute méthodologique m’avait conduite à remonter le temps, à lire, analyser les 21 précédentes en les replaçant dans leur contexte de gestation; du point de vue de la production normative, elle a confirmé ou fait resurgir bien des apports anciens; elle en a généré de novateurs, mais elle n’est pas la meilleure de notre patrimoine. L’accueil enthousiaste qui l’avait saluée tient plus d’un soulagement, d’une opération de catharsis collective : on l’a parée de toutes les vertus rédemptrices parce qu’elle était née. Cela suffisait et peu de gens l’avaient lue et soupesé ses implications pratiques.

La remise en vigueur d’une ancienne Constitution

Une dimension originale au demeurant de notre histoire a été la remise en vigueur d’une ancienne Constitution afin d’éviter que les péripéties politiques ne créent dans le pays une situation d’a-constitutionnalité lourde de dangereuses virtualités, car une telle béance juridique favoriserait le recours à l’exercice arbitraire du pouvoir qui serait ainsi privé de repères contraignants et de balises. Cette procédure consiste pour les dirigeants à déclarer, à partir d’un certain moment, que le fonctionnement des institutions sera régi par une charte du passé, les droits et libertés respectés par référence à des prescriptions qui y sont contenues, et que les décisions qui seront prises pour résoudre les problèmes qui se présentent, seront conformes aux dispositions de la Constitution retenue, particulièrement en ce qui concerne les élections futures. Il s’agit d’un recours provisoire, le temps pour les dirigeants du moment de régler un certain nombre de questions pendantes et surtout de prendre les dispositions requises en vue d’élaborer une nouvelle Constitution.

Cette solution a été adoptée à sept reprises dans notre histoire : en 1846 (le "petit monstre" de 1843); en 1858 (Charte de 1816 et ce provisoire durera jusqu’en 1867); en 1876 (Constitution de 1867); 1879 (encore 1867); 1946 (Constitution de 1932); avril 1957 (Constitution de 1950). Enfin quelques mois plus tard, après une année passablement mouvementée qui a vu défiler pas moins de 5 Gouvernements provisoires, François Duvalier a été élu le 22 septembre; le 18 octobre, il avait exigé des parlementaires désignés en même temps que lui le rétablissement de la Constitution de 1950. A cette occasion, il avait déclaré :

"Je prête serment sur la Constitution de 1950, c’est dire que mon Gouvernement sera un Gouvernement constitutionnel".

En 1986, après la chute du Président Jean Claude Duvalier qui a vu l’effondrement total de l’ordre constitutionnel emportant la Constitution de 1983 amendée en 1985, le Pouvoir Exécutif et le Pouvoir Législatif, cette solution avait effleuré la conscience de certains citoyens, mais elle n’avait pas été sérieusement envisagée car il s’était avéré difficile de choisir un texte passé, celui de 1950 paraissant trop lié au régime du Général Magloire combattu en 1956 et "l’immortelle" trop lointaine pour s’adapter à la nouvelle conjoncture. Aussi, le pays a vécu dans une situation de totale a-constitutionalité entre le 8 février 1986 et le 28 avril 1987 date à laquelle la Constitution a été publiée dans Le Moniteur, et le Conseil National de Gouvernement a exercé les pleins pouvoirs, un privilège d’ailleurs entériné dans les Articles 285 et 285-1 de la nouvelle Charte.

Une solution : la révision constitutionnelle

L’autre approche alternative à la confection d’une Constitution de substitution, c’est le recours à la procédure d’amendement, opération qui consiste à conserver un texte originel mais en le modifiant par trois altérations possibles : la suppression de dispositions jugées obsolètes, inappropriées ou même liberticides; la modification de forme ("la toilette") et de substance d’Articles maintenus afin d’en expliciter le sens et la portée; l’incorporation de nouvelles normes appelées à répondre à des revendications et à régir des situations inédites.

L’histoire révèle que toutes nos Constitutions, à l’exception de celle de 1805, ont prévu la procédure d’amendement ou la révision, deux expressions qui sont juridiquement équivalentes, même si la dernière évoque une intervention en profondeur tandis que la première pourrait passer pour une modification technique et surtout limitée, voire cosmétique. Disons tout de suite que les dispositions de la Constitution de 1987 sont parmi les plus rigides jamais envisagées car elles enserrent le chronogramme des étapes dans un carcan qui en rend la mise en œuvre difficile. A la décharge des constituants qui ont délibérément choisi un modus operandi dissuasif, il convient de souligner qu’en 24 ans, on aurait pu amender la Constitution quatre ou cinq fois, en respectant le calendrier fixé. Il n’est toutefois pas sans intérêt de rappeler le martyrologe subi depuis sa mise en œuvre : de 1987 à nos jours, elle a été maintes fois violée et subi deux manipulations formelles, son abolition par les militaires en juin 1988 après le coup d’état contre le Président Leslie Manigat; elle a été partiellement récupérée par le Général Prosper Avril qui en avait retranché une trentaine d’Articles parce que, a-t-il tenu à expliquer de manière ahurissante "ils étaient incompatibles avec la forme de [mon] Gouvernement". Elle sera rétablie dans son intégralité, quelques mois plus tard, par la Présidente Provisoire Ertha Pascal Trouillot.

En plus de deux siècles, seulement six Constitutions sont passées par le moule complet de l’amendement : 1846 en 1859,1860 et 1866; 1879 à cinq reprises 1880, 1883, 1884, 1885, 1886;1918 en 1928; 1935 en 1939 et en 1944; 1964 en 1971; 1983 en 1985.

Mais l’histoire enregistre aussi des initiatives inachevées, c’est-à-dire qu’une procédure a été enclenchée selon les normes et le calendrier prévus en la matière, mais sans aboutir au résultat final comprenant l’adoption, la promulgation et la mise en œuvre des amendements. Mise à part une initiative tentée par le Président Boisrond Canal le 24 août 1878 relative à la Constitution de 1867, elles concernent toutes la Charte de 1889 qui est restée, de ce fait, intouchée jusqu’à son remplacement en 1918.

Chaque tentative (1892, 1898, 1910, 1913, 1916) présente un intérêt spécifique, autant en ce qui concerne la substance des propositions que les écueils de procédure qui ont conduit à leur inanité.

Le cas enregistré en 1913 est particulièrement révélateur des influences externes capables d’affecter le cours d’une procédure. Introduit le 7 juillet 1913 à la Chambre des Députés, le Projet a été confié à une Commission spéciale formée par des ténors de la 27ème Législature, qui a produit un travail minutieux lequel sera remis le 30 août, puis transmis au Sénat. Ainsi, après d’âpres discussions, les deux branches du Parlement ont entériné les 62 propositions d’amendement. Elles se sont ensuite réunies en Assemblée Nationale le 14 mai 1914. Entre-temps, le Président Michel Oreste a été renversé, de nouvelles élections législatives ont été organisées envoyant à la Chambre de nouveaux élus, même si les promoteurs du Projet avaient vu leur mandat renouvelé, deux secousses qui ont conduit non à l’inanité de la procédure parvenue à la dernière étape, mais à la remise en cause du contenu même des aménagements nouvellement adoptés. Finalement, à la clôture de ses travaux, l’Assemblée Nationale a adopté le 22 août une Adresse au peuple haïtien dans laquelle elle a pratiquement enterré ses responsabilités par ces propos surprenants :

"Haitiens, la nécessité d’un remaniement rationnel de notre Constitution étant unanimement reconnue, l’Assemblée Nationale ne laissera pas avortée l’œuvre commencée".

La dernière opération de révision constitutionnelle a eu lieu en 1985 et elle concerne la Constitution de 1983 : la principale nouveauté concerne l’institution de la Primature, même si le Président Jean-Claude Duvalier n’a jamais nommé un Premier Ministre.

Nous pouvons dire en considérant ce rapide bilan, en tout 12 initiatives présentant une surprenante symétrie (6 achevées et 6 qui n’ont pas abouti), que les dirigeants du passé ont inversé l’ordre des choses. En effet, la norme devrait être le recours à l’amendement et l’exception la fabrication d’une nouvelle Constitution. C’est l’inverse qui s’est produit au cours de notre histoire car on a préféré la voie chirurgicale du changement radical avec toutes les difficultés inhérentes à la mise en œuvre, souvent précipitée, des nouvelles Chartes. Les Assemblées, qu’elles aient été convoquées ad hoc à 11 reprises (1805, 1806, 1807, 1816, 1843, 1867, 1874, 1888, 1889, 1950, 1987), issues de la transformation de l’Assemblée Nationale en instance constituante, opération intervenue à 8 occasions (1879, 1918, 1932, 1935, 1946, 1957,1964, 1983), ou limitée au Conseil d’Etat du Nord (1811), au seul Sénat (1846) ou aux deux Chambres agissant séparément (1849) ont duré peu de temps, entre 6 jours (1888) et 3 mois et 26 jours (1816). A trois reprises, les constituants ont été envoyés en province afin de les soustraire des agitations de la capitale, en 1816 au Grand Goâve, en 1889 et en 1950 aux Gonaives. Lors de la dernière initiative qui s’est déroulée sur 3 mois, du 10 décembre 1986 au 10 mars 1987, des efforts ont été entrepris afin d’informer la population sur la marche des travaux car les débats étaient retransmis en direct sur la Radio Nationale; malgré tout, on ne peut pas dire que la population a été véritablement associée et elle ne s’est intéressée qu’à des questions telles que le sort des anciens duvaliéristes (l’Article 291) ou la double nationalité. Par ailleurs, les constituants, malgré la compétence indéniable de certains d’entre eux, n’ont pas songé à effectuer un exercice de simulation par la mise en œuvre de dispositions novatrices qui réclamaient au moins une appréciation théorique avant leur adoption définitive.

Et il est utile de souligner le destin variable des Constitutions. La plus brève, celle de 1888, a survécu 10 mois. Quatre n’ont duré que 3 ans (1843, 1846, 1932, 1983). Neuf se situent entre 4 ans (1807) et 11 ans (1935). Au-delà nous trouvons les "seniors" : 1918 (14 ans), 1964 (19 ans), 1816 (27 ans) et 1889 (29 ans). Avec ses 24 ans d’existence, la dernière en date se situe ainsi en 3ème position, après l’immortelle et la charte de 1816 qu’elle talonne.

La durée d’une Constitution crée nécessairement les conditions permissives ou adverses de l’efficacité politique et fonctionnelle d’un ou des amendements. On peut avancer que plus ceux-ci sont nombreux, plus il est difficile pour la population de se prononcer sur leur opportunité. De ce fait, il y a un risque lié au nombre qui peut diluer la valeur du ou des changements réduits que réclame une conjoncture précise. Mais qu’il s’agisse d’un thème ou d’un ensemble, la procédure demeure la même (en cas d’amendements multiples, il convient de les voter un par un) et on ne peut pas amender une procédure : pour en avoir une autre, il faudrait élaborer une autre Constitution.

Une conjoncture délicate et incertaine

C’est à la lumière des dispositions du Titre XIII qu’il convient d’analyser la situation présente.

En effet, la mise en œuvre de la procédure d’amendement entamée en septembre 2009 occupe une partie de l’actualité après l’inauguration de la 49ème Législature de la Chambre des Députés et l’arrivée de nouveaux membres qui complètent le Sénat, lequel n’avait pas été dysfonctionnel, mais ne parvenait que difficilement à réunir le quorum de 16 présents. Est ainsi créée une problématique d’amendement de la Constitution de 1987, la première sérieusement posée depuis 24 ans.

Je suis professionnellement et politiquement intéressée par le débat, mais il me faut rappeler que si j’ai toujours insisté sur le fait que je n’avais nulle objection contre la procédure d’amendement, à condition que l’on respecte la procédure idoine, je me suis toujours prononcée en faveur de l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Et cette position, je l’ai assumée depuis 1995 avec la publication de mon livre Plaidoyer pour une nouvelle Constitution. Je l’ai maintes fois reprise dans des articles et des interventions publiques et, en 2010, j’ai fait paraître une nouvelle édition de l’ouvrage, mais revue et corrigée et j’ai même soumis à l’attention de mes compatriotes le texte complet d’une Constitution.

Dans cette mouture inédite j’ai proposé et justifié un certain nombre de modifications. Il me parait souhaitable d’en rappeler brièvement les plus importantes et, sans doute, les plus exposées à la controverse.

1) La suppression de l’Article 15 et son remplacement par un autre (Article 10) qui formalise le jus sanguinis comme critère d’identification de la nationalité. La reconnaissance de la double nationalité avec l’extension de l’éligibilité citoyenne à des compatriotes qui la détiendraient, même en ce qui concerne le poste de Président de la République, à condition de remplir les autres conditions requises et de renoncer à la seconde nationalité.

2) Je soumets aussi à la réflexion l’établissement d’un système présidentiel avec un Vice-président pour remplacer la dyarchie bâtarde et inefficace de la Primature actuelle (14 Premiers Ministres en 23 ans…).

3) Pour favoriser l’égalité de genre, j’ai systématiquement féminisé tous les titres afin d’intégrer dans les habitudes l’évidence du quota de 30% à respecter dans les instances variées du pouvoir d’Etat.

4) Enfin, il me paraît souhaitable de préserver le bicamérisme parlementaire qui a prévalu dans notre histoire, 151 ans contre 51 de monocamérisme qui a commencé avec le Sénat omnipotent de 1806 à 1816, puis le Conseil d’Etat imposé par l’occupation américaine de 1918 à 1930, enfin la Chambre Unique duvaliérienne de1957 à 1986. Mais il m’a paru judicieux de formuler deux nouveautés : la réduction du mandat des Sénateurs à 5 ans en supprimant le rythme, bi-séculaire au demeurant, du renouvellement par tiers; mais surtout de modifier la base territoriale des circonscriptions en substituant l’arrondissement à la commune pour les Députés ce qui donnerait une Chambre de 42 membres, mais en l’élargissement pour les Sénateurs en en prévoyant 9 pour le Département de l’Ouest, 6 pour l’Artibonite et le Centre, 3 pour les 7 autres, ce qui générerait un Sénat de 42 membres, en symétrie avec la Chambre, avec pour effet immédiat une équivalence numérique dans la composition de l’Assemblée Nationale.

Les circonstances n’ont pas offert l’occasion de débattre du texte qui n’avait d’ailleurs pas un caractère officiel permettant de le verser au dossier de la procédure en cours. Par ailleurs, celle-ci avait subi une longue césure due à l’ajournement des élections législatives qui devaient avoir lieu en février 2010, entraînant l’ouverture de la 49ème Législature non en janvier comme cela se devait, mais probablement en mars. La résurgence des discussions s’effectue donc avec un retard de quelques 14 mois ce qui a assoupi les réactions citoyennes interpellées par d’autres problèmes.

Il ne m’avait pas échappé qu’étant candidate à la Présidence, une décision prise bien avant et annoncée le 5 janvier 2009, j’encourais le risque d’être mal comprise en dépit du fait que j’avais pris la précaution d’affirmer dans le livre (p.16) que, si j’étais élue, j’assumerais la responsabilité de la mise en œuvre des dispositions avec lesquelles je pourrais ne pas être d’accord ou qui seraient même contraires à mes intérêts du moment.

Auparavant, le 14 septembre 2009, la Chambre des Députés et le Sénat ont séparément voté l’opportunité de l’amendement avec une rapidité lourde de soupçons, tel qu’en témoignent les Procès verbaux des deux séances : à 6h12 p.m., 69 Députés étaient réunis et, à 7h, soit 48 minutes plus tard, le texte était adopté. Au Sénat, la séance a commencé à 7h19 avec 22 Sénateurs et elle s’est achevée à 8hp.m. : elle a donc duré 41 minutes. Les deux séances ont ainsi formellement respecté, in extremis, le moment constitutionnel de la dernière session de la 48ème Législature.

Il convient de souligner que l’opération a été substantiellement bâclée, remplie d’incohérence et traduit le manque de sérieux avec lequel les parlementaires ont expédié la première phase de la procédure. De toute évidence, ils n’avaient ni lu ni analysé le document acheminé le 4 septembre par l’Exécutif et qui reprenait l’essentiel du travail soumis le 10 juillet par le Groupe de Travail sur la Constitution, GTC, présidé par mon éminent ami Claude Moise et dont les membres comptent parmi les personnalités du monde académique et de la société civile.

Il s’agit d’un travail méticuleux, sérieux de recherche et de synthèse réalisé en 4 mois, organisé autour de 3 axes principaux : régime politique, gouvernance administrative, problèmes spéciaux (Armée, nationalité, procédure d’amendement).

Une première confusion se dégage en ce sens que le texte voté le 14 septembre n’est pas celui soumis le 4. Le premier est un document présenté en trois colonnes : les articles originaux, les propositions d’amendement et les justifications. Le second voté sous forme de Déclaration est précédé de visas et de considérants, ce qui est une présentation normale. Logiquement, l’Exécutif aurait du opérer formellement le retrait du premier pour respecter les exigences du Droit Parlementaire. Mais à cette époque, peu de gens accordaient de l’importance à cet accroc qui aurait pu affecter la validité non du vote lui-même mais de son objet et jeter les premières ombres sur la suite du processus.

Par ailleurs, le texte portait le titre de Constitution de 1987 amendée et contenait 284 Articles. L’expression Constitution sera reprise dans la version du 14 septembre, une anomalie identificatrice, car il s’agit d’un ensemble d’amendements et non d’une nouvelle Constitution, malgré le nombre impressionnant de modifications. Cette aberration a été reprise dans la Déclaration votée le 14 septembre car on lit à la fin :

La présente Constitution entre en vigueur à l’installation du futur Président de la République, le 7 février 2011.

Cette affirmation imprudente est suivie d’un Article 2 (où est l’Article 1 ?) qui stipule

La présente résolution sera publiée sur toute l’étendue du territoire.

Le 9 octobre 2009, la Déclaration était publiée dans Le Moniteur (164ème Année, No 109). Parmi les Visas, on relève :

"La Proposition du Pouvoir Exécutif en date du 4 septembre demandant au Pouvoir Législatif de déclarer qu’il y a lieu d’amender la Constitution de 1987".

Cette laborieuse gestation appelle quelques observations.

La nature du document

Cette précision reprend la confusion introduite auparavant. Ainsi, une première observation concerne la nature du texte. Il n’était pas nécessaire, à mon avis, de le voter sous forme de loi, comme l’affirme mon collègue Georges Michel. Pour fonder son argumentation il se réfère à deux initiatives prises, l’une en 1913 pour déclencher un amendement de la Constitution de 1889, initiative, rappelons-le demeurée infructueuse, l’autre en septembre 1949 se rapportant à la Constitution de 1946.

Dans les deux cas, les deux branches du Parlement avaient voté une Loi, mais elles n’étaient pas obligées de le faire car une telle voie n’était pas indiquée par les dispositions concernant l’amendement dans les deux Constitutions. A cet égard, il n’est pas sans intérêt de retourner aux textes et de dégager ce qu’ils prescrivaient en ce qui concerne la forme dans laquelle le Pouvoir Législatif devait se prononcer sur les propositions d’amendement. Les Constitutions de 1806 et surtout de 1816 ont été les plus prolixes dans le détail et le chronogramme de la procédure d’amendement (encore plus que la Charte de 1987), mais elles n’ont pas requis la loi comme forme d’approbation et d’acheminement des amendements. Seules deux Constitutions l’ont explicitement fait. En effet, celle de 1846 précise à l’Article 186 que "la révision des dispositions pourra être faite dans la forme ordinaire des lois".

En 1874, les constituants ont précisé à l’Article 188 :

"Les nouvelles dispositions adoptées par le comité de révision seront, après discussion dans les deux Chambres, les secrétaires d’état présents, votées et publiées dans la forme ordinaire des lois, comme articles de la Constitution".

Aucune des Constitutions suivantes n’a précisé que la loi était le moyen obligatoire pour le vote des amendements. L’Article 111 de la Charte de 1987, tout comme l’Article 69 de celle de 1889 et 61 de 1946 indiquent bien que le Pouvoir Législatif fait des lois sur tous les sujets d’intérêt public. La révision d’une Constitution tombe certainement dans ce dernier domaine, mais les trois dispositions suscitées ouvrent une possibilité, voire une incitation, mais elles ne commandent pas une obligation. Sans doute eut-il été préférable et plus solennel ou plus sérieux de passer par une loi, à condition que le projet d’amendement parvint avec un certain délai pour s’adapter aux contraintes de la navette parlementaire et au va-et-vient triangulaire avec le Président de la République (qui conserve le droit de faire des objections, peut-être même à un texte qu’il aura soumis mais qui aurait été altéré), car, en septembre 2009, le fait que l’on fût parvenu à la fin d’une Législature rendait difficile l’adoption d’une Loi qui serait retenue en hibernation quelque part entre le Parlement et le Pouvoir Exécutif, à charge pour la 49ème Législature naissante (Chambre et Sénat agissant séparément) de commencer ses travaux par la reprise d’une discussion non sur un projet d’amendement, mais sur un projet de loi, en bousculant par ailleurs le chronogramme qui prévoit une intervention en Assemblée Nationale au cours de la première session, pas au-delà. La contrainte de temps est explicite. Dans le cas d’espèce, il n’y a pas eu d’accroc à une possibilité laquelle, quoique souhaitable, n’induit aucune coercition.

C’est l’occasion de souligner une des failles de la Constitution de 1987 qui ne prescrit pas les points qui sont nécessairement du domaine de la loi, exigeant ainsi le passage de la sanction législative pour édicter une norme, imposer une procédure, ou pour prendre une décision à caractère dès lors exécutoire.

Le problème de la langue

S’agissant d’une opération concernant la Loi-mère, on s’étonne que l’un et l’autre texte n’aient pas respecté la dualité linguistique proclamée dans la Constitution. Celle-ci a été votée et publiée dans les deux langues, mais il lui manque une disposition que l’on retrouve à la fin de certains textes nationaux dans un pays bi ou trilingue ou dans des documents internationaux, à savoir les deux versions faisant également foi. Autrement dit, l’Etat, les juristes pourraient se référer à l’une ou l’autre version. Par ailleurs, l’Article 40 fait obligation à l’Etat de publier tous les documents officiels en français et en créole. Cette omission ne frappe pas pour autant de caducité substantielle celui en examen, mais elle souligne la légèreté avec laquelle les détenteurs du pouvoir d’état font fi des exigences les plus élémentaires de la gouvernance normative. De manière fondamentale, il faut souligner que l’absence d’une version créole rendrait inopérante l’immense majorité des décisions exécutives et judiciaires adoptées dans le pays depuis 24 ans. De ce dernier point de vue, la question en discussion est l’acceptation d’une version unilingue.

Dans la mesure où d’autres conditions seraient respectées, il ne semble pas trop laxiste de ne considérer qu’un texte français comme mesure probatoire, à charge pour les responsables politiques d’effectuer cette action postérieure de diffusion et d’explication des amendements réclamés et adoptés, ce qui aurait du être fait dès la première phase. Nous sommes donc en présence d’une anomalie à la fois sociologique et politique, mais pas d’un cas de nullité juridique qui bloquerait automatiquement le reste de la procédure.

La question des motifs à l’appui

Le nœud gordien de la question se situe au niveau du manque de précision en ce qui concerne l’exigence des motifs à l’appui intégrée à l’Article 282. Cette référence n’a pas toujours existé : elle a été introduite par l’Assemblée Constituante de 1950 et elle a été supprimée dans les trois Chartes qui ont suivi jusqu’à sa résurgence opportune mais trouble en 1987. La place du membre de phrase à la fin de la disposition n’aide pas à dissiper l’ambiguïté. En septembre 2009, des parlementaires avaient publiquement avoué qu’ils ne savaient pas s’ils devaient se prononcer sur la substance des amendements ou simplement sur leur opportunité. Il est en effet logique de s’interroger d’abord sur ce que l’on entend, en droit, par cette expression, une justification circonstancielle qui concernerait, par exemple, les suppressions de normes jugées obsolètes, inutiles ou inopérantes, ou des propositions substantielles relatives, par exemple, à des principes de base comme la double nationalité, les droits et libertés, à l’identité et à l’équilibre des Pouvoirs d’Etat. En outre, il conviendrait de se prononcer sur le rôle contraignant des motifs à l’appui dont le libellé serait assez précis et convaincant pour justifier l’acceptation ou le rejet de l’amendement proposé. Enfin, une clarification s’impose en ce qui concerne l’identité de l’organe à qui il incombait de les formuler, le Pouvoir Exécutif initiateur ou le Parlement récepteur dans ses versions successives, la 48ème et la 49ème Législatures.

En effet, on peut, grammaticalement, questionner la place des motifs à l’appui dans le chronogramme. Il est permis d’effectuer deux lectures de cette obligation. La première maintient le libellé originel : il appartient au Parlement de se prononcer sur l’opportunité de ces amendements avec motifs à l’appui, ce qui suppose que les Députés et les Sénateurs auraient eu le temps d’accepter ces propositions soumises par l’Exécutif et de transmettre leurs vues sur la question à la 49ème Législature. La seconde implique un réajustement des mots contenus dans l’Article 282 afin de confier cette responsabilité initiale à l’Exécutif. Dans une certaine mesure, celui-ci s’est plié à cette exigence par la présentation des 128 propositions en trois colonnes et le Parlement, dans sa Déclaration, en a résumé l’essence : 31 Articles ont été supprimés dont certains, est-il précisé, peuvent faire l’objet d’une loi; 66 ont subi des modifications plus ou moins substantielles et sont identifiés sous le chapeau "…se lit désormais comme suit"; enfin 31 nouvelles dispositions ont été ajoutées à la mouture originelle. Cela ne résout pas le double problème de la valeur juridique de ces motifs pas toujours clairs au demeurant, et de la responsabilité des parlementaires qui, le 14 septembre, les ont hâtivement approuvés. Mais cette désinvolture n’entache pas d’inanité la procédure appliquée.

Un rôle pour la 49ème Législature

La question du rôle de la 49ème Législature demeure pendante et s’exprime de manière alternative : doit-elle simplement entériner ce qu’a fait la précédente ou, au contraire, se pencher, à son tour, non seulement sur l’opportunité des amendements mais aussi sur leur substance ? Il faut reconnaitre que la Constitution elle-même n’est pas précise à ce sujet, notamment par l’usage du verbe statuer qui signifie, alternativement, se prononcer pour ou contre ou au contraire pénétrer dans la substance d’une proposition, d’un acte, d’une décision, une ambiguïté qui ouvre la voie à des interprétations et donc à des solutions divergentes. En effet, une Assemblée n’est pas automatiquement comptable des faits et actes posés par une instance précédente et elle n’est pas obligée de les assumer tels quels, d’autant que des élections ont été organisées qui pourraient renouveler totalement ou partiellement les membres qui ne sont pas liés par l’action de leurs prédécesseurs lesquels ne créent pas une jurisprudence, encore moins une action définitive. D’un autre côté, en matière de procédure peut prévaloir le principe de continuité normative impliquant une soudure temporelle de responsabilités entre deux Assemblées de même nature mais agissant à des moments différents. Dans le contexte actuel, une difficulté supplémentaire vient du fait que le temps déjà réduit entre les élections et le lancement de la 49ème Législature s’est encore raccourci : en effet, la fin de la première session de la 49ème Législature intervient le deuxième lundi de mai, soit le 9. Selon les dispositions constitutionnelles, elle a commencé le deuxième lundi de janvier 2011.

Notre pays a souvent vécu ce télescopage de dates car elles ne sont pas nombreuses les Législatures qui ont initié leurs travaux au moment constitutionnel prévu. La Constitution de 1987 a innové en prescrivant deux sessions car, depuis 1806, date de création du premier Parlement, c’est la session unique qui avait prévalu. Mais le plus souvent, les dirigeants ont préféré comprimer le déroulement d’une période afin de respecter le calendrier lorsque le terme précis d’une session est prévu, au risque d’en raccourcir la durée constitutionnelle. A ce sujet, il convient de rappeler que le 5 mai 2006, le Président Provisoire Boniface Alexandre avait émis deux Arrêtés publiés dans Le Moniteur afin de convoquer le Parlement en session extraordinaire au motif de constituer le Bureau de la Chambre afin de recevoir le serment du Président élu René Préval, ce qui suppose qu’une session ordinaire était en cours et qu’elle avait commencé le deuxième lundi de janvier 2006. Une situation analogue se présente aujourd’hui : les parlementaires ne disposent que de quelques jours pour poursuivre la procédure. Cela dit, la Constitution elle-même offre une voie tangente lorsqu’elle stipule à l’Article 104 :

La session du Corps Législatif prend date dès l’ouverture des deux Chambres en Assemblée Nationale.

Stricto sensu cette disposition signifie que l’acte qui détermine la date serait précisément celle de cette réunion, et la conjonction dès prend ici une valeur particulière comme déterminant non plus grammatical mais juridique. Mais cet Article contredit le 92-1 qui établit une référence chronologique à laquelle la session ordinaire est obligée de s’adapter. Il n’est pas inutile de souligner qu’en l’occurrence, la contrainte de temps ne s’exprime pas par la session mais par la Législature, conformément à l’Article 283.

Le parallèle entre deux textes

On peut en effet relever les changements les plus significatifs intervenus entre le texte voté par les deux Chambres le 14 septembre et celui qui a été publié le 6 octobre dans Le Moniteur. Tout d’abord, à l’époque, des versions différentes ont circulé, créant une confusion délétère qui explique qu’on avait douté de leur authenticité et j’avais personnellement estimé, dans un premier temps, qu’il n’y avait pas de différence entre eux. Mais une analyse minutieuse postérieure en révèle de substantielles. Le premier document dit du 14 septembre comporte 124 modifications, quatre de moins que celles publiées. La référence parmi les Visas que le Pouvoir Exécutif avait soumis le texte avec motifs à l’appui disparaît dans la version finale. Mais il est indiqué de manière laconique, toutefois significative

Vu qu’après consensus, le texte déposé par le Pouvoir Exécutif a été modifié

Une précision qui justifie à l’avance les changements.

On trouve de nouveaux considérants dont deux sonnent comme de tardives mises en garde :

Considérant qu’une Constitution n’est pas une Loi qu’on peut changer par convenance conjoncturelle.

Considérant qu’il est fondamental de respecter l’esprit et la lettre des dispositions constitutionnelles pour amender la charte fondamentale.

Par ailleurs, cette version publiée dans le Journal Officiel réintroduit des dispositions contenues dans la Constitution mais qui ne figuraient pas parmi les Amendements tels ceux qui fixent à 5 ans le mandat du Conseil Municipal (Articles 63 et 68) et du Conseil Départemental (Article 78).

Une modification plus substantielle intervient à l’Article 119-1 qui gouverne le bénéfice de l’urgence qui doit être voté article par article toute affaire cessante, alors que le 14 septembre, on avait indiqué chapitre par chapitre, ce qui était incorrect.

Le Moniteur précise à l’Article 175 que les Juges de la Cour de Cassation sont nommés par le Président de la République, après approbation du Sénat, sur une liste fournie par le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, ce qui n’apparaît pas parmi les modifications entérinées le 14 septembre.

Enfin, l’Article 192 maintenait le choix des membres du Conseil Électoral Permanent tel que la Constitution l’avait prévu. Le Moniteur stipule que désormais, en lieu et place de la Cour de Cassation, ce rôle est attribué au Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire; par ailleurs il remplace l’Assemblée Nationale par le Parlement, même si dans un cas comme dans l’autre demeure la difficulté de répartir ce choix entre la Chambre des Députés et le Sénat.

D’autres changements corrigent des fautes grammaticales comme par exemple, à l’Article 265 ses membres au lieu de leurs membres.

A noter que dans les deux versions l’ordre d’adoption des propositions du Pouvoir Exécutif est modifié : c’est la Chambre des Députés qui s’était prononcée avant le Sénat comme l’attestent les Procès Verbaux des deux séances du 14 septembre. Dans le texte du Moniteur, la formule de promulgation effectuée par le Président de la République rétablit la vérité historique.

Le poids de la conjoncture

Toutes ces observations critiques conduisent-elles à la caducité du texte et de la procédure ?

Il n’y a pas de précédent, ni lointain ni récent, susceptible de servir de jurisprudence en cette matière précise. Car sur le plan juridique, plusieurs étapes sont en jeu : la communication par le Pouvoir Exécutif des propositions d’amendement; le vote séparé effectué le 14 septembre par la Chambre et le Sénat; enfin la publication dans Le Moniteur d’un texte, contenant la formule de promulgation par le Président de la République. Cette dernière initiative marque le dernier mot du droit et, en principe, son intervention est sans appel. ll s’agit donc d’une chaine dans laquelle de nombreuses incorrections sont relevées, des accrocs à l’orthodoxie d’une procédure constitutionnellement établie et quelque soit le moment où une incorrection se produit, car elle frappe l’ensemble.

Dans notre histoire, depuis la Constitution de 1867, il est stipulé qu’une nouvelle Constitution ratifie de manière rétrospective des décisions prises antérieurement mais qui n’avaient pas obtenu un label juridique; de même, les nouvelles Chartes ont aussi été dotées d’un pouvoir d’abrogation comme l’a fait celle de 1987 qui l’a, par ailleurs, étendu spécifiquement certains textes spécifiques. La base pour de telles interventions demeure une nouvelle Constitution laquelle, placée au sommet de la hiérarchie des normes dispose d’une autorité en matière de récupération ou d’annulation juridiques. La plus spectaculaire et la plus controversée demeure l’Article Spécial de la Constitution de 1918 :

Tous les actes du Gouvernement des Etats Unis pendant son occupation militaire en Haiti sont ratifiés et validés.

Aucun haitien ne peut être passible de poursuites, civiles ou criminelles, pour aucun acte exécuté en vertu des ordres de l’occupation ou sous son autorité.

Dans ces cas, les Constitutions ont servi d’instrument opérationnel et à cause de leur situation impériale, leur intervention est juridiquement discrétionnaire quoique politiquement contestable et verrouille toute opinion ou action dissidentes.

Un cas d’annulation parlementaire demeure largement méconnu. Il s’agit de l’initiative prise le 21 novembre 1946 par le nouveau Parlement et à l’initiative du Président Dumarsais Estimé d’invalider 110 Décrets-Lois adoptés par l’ancien régime, au motif que la Constitution de 1935 modifiée le 23 juillet 1939 et le 19 avril 1944, faisait obligation de faire rapport à l’Assemblée Nationale de toutes les mesures d’urgence (sous forme de Décrets-lois, une formule introduite par la Constitution de 1935).

La situation présente est singulière dans la mesure où ce qui est en cause, ce n’est pas la fabrication d’une nouvelle Constitution opération qui ouvre des champs pratiquement illimités pour toutes les innovations et dont les exigences de procédure sont réduites, mais une conjoncture d’amendement qui, elle, est intégrée dans un carcan de procédure.

L’alternative qui s’offre est passablement étroite. Ou bien les parlementaires nouvellement installés estiment que trop d’imperfections caractérisent l’évolution des choses et, de ce fait, ils laissent passer le temps constitutionnel de la première session qui est un impératif, ce qui, automatiquement ferme la procédure et la renvoie à la dernière session de la 49ème Législature, soit entre le deuxième lundi de juin et le deuxième lundi de septembre 2015, afin de la reprendre sur de nouvelles bases et peut être dans un contexte plus adjuvant.

Ou bien, pressés par la conjoncture et par la nécessité d’entériner les principales propositions, par exemple la reconnaissance de la double nationalité réclamée par les Haitiens de l’extérieur, même si les textes ne l’affirment pas, les Députés et Sénateurs font fi des irrégularités et, à marche forcée, entérinent le document publié le 6 octobre dans Le Moniteur en permettant au Président Préval de promulguer les amendements avant de quitter le pouvoir, à charge pour son successeur de veiller à leur mise en application.

La caducité d’une institution, la nullité d’un acte ne s’improvisent pas : elles doivent être décidées par une instance idoine et par référence à des principes normatifs. Seul un Conseil Constitutionnel doté de pouvoirs d’abrogation rétrospective aurait pu intervenir de manière catégorique pour déterminer si, à cause des irrégularités, la procédure entamée est nulle et qu’il faudra la reprendre. Le texte de l’amendement publié dans le Journal Officiel est désormais inscrit dans le patrimoine juridique du pays. Mais la solution ne saurait être de simple convenance politique dans un sens ou un autre.

Notes

J’ai volontairement omis des références précises. L’essentiel de la documentation se trouve dans les ouvrages que j’ai publiés sur les questions constitutionnelles :

· Plaidoyer pour une nouvelle Constitution. Collection CHUDAC, 1995.

· Considérations sur la réforme de l’Etat. Cahiers du CHUDAC, Octobre 1996.

· Traité de Droit Constitutionnel Haitien. 2 Volumes, L’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2002.

· Etre femme en Haiti hier et aujourd’hui. Le regard des Constitutions, des Lois et de la société.L’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2002.

· Manuel de Droit Constitutionnel. L’Imprimeur II, Collection de l’Université Quisqueya, 2004.

· Entre les normes et les réalités. Le Parlement haitien (1806-2006). L’Imprimeur II, 2006.

· Plaidoyer pour une nouvelle Constitution. Editions Zemès, 2010.

mardi 3 mai 2011

Faut-il admettre la double nationalité en Haïti ?

Par Guichard DORE

Depuis quelques semaines, l’actualité est marquée par des discussions autour de l’urgence ou non de la réforme constitutionnelle et l’un des points au tour desquels se focalisent les réflexions est la question de la double nationalité. Ce débat, s’il en est un, met en lumière ou fait réapparaître deux visions de société et deux projets différents. D’un côté, il y a un projet qui privilégie la modernité, l’ouverture, l’inclusion, la participation de tous à la construction de l’édifice national dans la mesure où l’on peut prouver un lien biologique, social et culturel avec le pays. Les porteurs de ce projet se prononcent, incontestablement, pour la double nationalité. Ce sont, pour l’essentiel, des internationalistes, des intellectuels progressistes, des sociaux-libéraux, des hommes d’affaire, des gens de sensibilité de gauche, des professionnels, des agents du changement, des étudiants, des chômeurs, des paysans, des accidentés et fragilisés de la vie etc. Ces citoyens voient dans la double nationalité non pas une menace mais une opportunité. Pour certains d’entre eux, la reconnaissance de la dimension binationale de la citoyenneté, en Haïti, est un pari sur l’avenir.

D’un autre côté, il y a un projet qui repose sur la tradition, la punition, la fermeture, le conservatisme, la célébration du passé, l’exclusion et, en filigrane, le nationalisme primaire du 19ème siècle. Naturellement, les défenseurs de ce projet sont contre la double nationalité et s’opposent à toute révision constitutionnelle parce que certains articles de la constitution de 1987 cristallisent au sommet des intérêts et des avantages qu’ils veulent à tout prix sauvegarder, quitte à marginaliser une composante importante d’Haïtiens du cœur et d’esprit. Le courant de la fermeture est constitué, pour l’essentiel, d’une caste d’intellectuels citadins et hyper médiatiques qui sont cloîtrés dans leurs idées. La plupart d’entre eux ont une lecture distancée des contraintes et des problèmes réels du pays. Pour ce groupe, minoritaire, tout projet de réforme est suspect et constitue une menace !! A trop vouloir combattre les idées nouvelles, depuis 20 ans, en mettant en avant une conception aberrante et passéiste de la société, ces adeptes du verrouillage deviennent des partisans irréductibles du conservatisme. Ils voient, à tort ou à raison, la diaspora comme un tissu de concurrents redoutables qu’il faut tenir à distance et considèrent la double nationalité comme une aventure dangereuse !! Il faut reconnaître, pour certains d’entre eux, que la double nationalité sera un coup de massue ou un obstacle à leurs prosélytismes intellectuels.

Absence d’une politique migratoire
Depuis 1960, Haïti est considérée comme un pays d’émigration. Les premières études réalisées par l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur Haïti à la fin des années 50 avaient préconisé l’émigration comme une des solutions pouvant aider le pays à réduire certaines poches de pauvreté. Les recommandations onusiennes ont été appliquées dans le désordre. En effet, au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle, le pays a connu trois grandes vagues migratoires :
1- la fuite des cerveaux dans les années 60 ;
2- le départ massif des paysans[1] et des prolétaires urbains de la fin de la décennie 70 et du début des années 80 ;
3- le départ des cadres et des familles des classes moyennes de la fin de la décennie 90 à aujourd’hui.

Pour avoir travaillé sur le sujet, je peux affirmer que les flots d’émigrants haïtiens sont un phénomène cycle qui se manifeste presque tous les 10 ans au cours de ces 40 dernières années. En dépit de cette constante et des départs isolés observés tous les ans, le pays ne s’est pas doté d’une politique migratoire digne, des axes stratégiques de gestion de ses flux migratoires et de ses ressources humaines. A côté de ces déplacements[2] massifs et désordonnés, mettant à jour la faiblesse du pays pour absorber et insérer économiquement les jeunes qu’il a formés, Haïti a subi un embargo économique dévastateur, connu des crises politiques multiformes[3] et des destructions énormes d’emplois[4] sans compensation. Ces facteurs ne sont pas sans conséquence sur la contraction des activités économiques, la décapitalisation accélérée de la paysannerie et la vulnérabilisation de certaines couches populaires en milieu urbain. Tenant compte de ces contraintes majeures, allons-nous continuer à financer notre sous-développement[5] en refusant d’accueillir nos compatriotes qui, pour la plupart, ont été formés pendant plus de 20 ans avec l’argent des contribuables ? Le pays a-t-il intérêt à ne pas admettre la double nationalité à ses fils du coeur et d’esprit ? Le pays élargi (diaspora) détient un stock de capital humain et financier qui peut aider le pays légal à intégrer l’économie d’imitation qui caractérise la majeure partie des pays de l’Amérique latine. Allons- nous privilégier l’approche holistique de la citoyenneté ou l’approche individualiste de la citoyenneté[6] ?

Un choix entre la raison et l’irrationnel
La double nationalité peut être profitable à Haïti si elle est inscrite dans une stratégie nationale de développement. Beaucoup de pays, dépourvus de moyens, à travers leurs politiques migratoires, ont encouragé leurs ressortissants à adopter les nationalités des pays du nord afin qu’ils puissent faire des études de haut niveau, avoir un salaire confortable et acquérir des expériences dans des institutions étrangères de grande importance. De retour dans leurs pays d’origine, ces gens contribuent significativement au développement socioéconomique de ces pays. C’est le cas, par exemple, des Maliens, des Sénégalais etc.

Certains pays (Philippines), ayant une croissance économique faible et une croissance démographique forte, font de la question migratoire une affaire d’Etat, un instrument de politique commerciale et de passation de marché. Quant à Israël, par exemple, il utilise le poids économique des juifs aux Etats-Unis pour infléchir la position du gouvernement américain en sa faveur. Loin des considérations nationalistes, la question de la double nationalité s’inscrit dans une logique économique et dans une option politique et stratégique.

Adopter la double nationalité en Haïti, c’est faire un choix entre la raison et l’irrationnel, entre le pragmatisme et le folklorisme. La double nationalité, acte politique joint d’une dimension stratégique, ne pouvant qu’être bénéfique pour notre pays. Aujourd’hui, 82% des cadres haïtiens expérimentés résident à l’étranger selon les données fournies par la Banque Mondiale. Les étudiants d’origine haïtienne, inscrits dans les filières scientifiques des universités nordiques, sont supérieurs à l’ensemble des étudiants des universités haïtiennes. Deux tiers de ces étudiants sont en thèse et en master. 2 étudiants non résidants sur 4 ne retournent pas en Haïti après leurs études du fait de l’exiguïté du marché du travail, le rapport est de 3 sur 4 chez les étudiantes. La majorité de ces étudiants provenaient des meilleurs centres de formation et écoles du pays. Le parcours d’insertion et d’intégration oblige certains à adopter une autre nationalité pour pouvoir gagner mieux leurs vies et aider une partie de la famille restée au pays. Est-il raisonnable de continuer à punir ces gens au nom d’une tradition juridique, en leur refusant la possibilité d’avoir une double citoyenneté? Les traditions sont-elles toujours bonnes ? Les traditions sont-elles toujours statiques ? Ne sont-elles pas appelées à évoluer ou à changer avec le temps ? Au-delà des consensus intergénérationnels, n’est-il pas légitime et logique qu’une nouvelle génération décide de modifier ou d’abroger certaines règles si ces règles, avec le temps, sont devenues contre productives ? L’acceptation de la double nationalité n’est-elle pas une stratégie salutaire pour un pays d’émigration d’assurer le retour sur investissement ?

Une lecture éclairée et intelligente
La double nationalité[7] est politiquement et économiquement justifiée pour l’unique PMA de l’Amérique. La diaspora participe au développement économique du pays, paie l’éducation des enfants, donne du pouvoir d’achat à une bonne partie de la population, aide à maintenir la paix dans le pays à travers les sommes transférées. Imaginer Haïti sans la contribution financière de la diaspora (fermeture de certaines écoles, prostitution, délinquance, violence urbaine, affrontement entre les groupes sociaux etc.). En période de crise politique, de sanction économique ou d’embargo, les fonds de la diaspora constituent la seule source sûre du pays en devises étrangères. Actuellement, les transferts d’argent de la diaspora représentent plus du tiers du PIB haïtien. L’économie fondée, en partie, sur le tourisme social et culturel que j’appelle de mes vœux en vue de créer des milliers d’emplois durables dans le pays, la participation de la diaspora y sera déterminante. Déjà, 90% des touristes, visitant Haïti, viennent de la diaspora. Les cadres expérimentés et de haut niveau de formation, ayant acquis la nationalité dans les pays développés, peuvent aider le pays à avoir des gains d’efficacité et des gains de productivité dans les secteurs vitaux de l’économie.

En donnant du pouvoir d’achat à une bonne partie de la population, les transferts de fonds de la diaspora agissent sur la demande et constituent un vecteur de relance des activités économiques en période de stabilité politique, rien que dans les industries du bâtiment et de l’immobilier. L’argent que possède la diaspora haïtienne dans les banques étrangères est largement supérieur au PIB national[8]. Beaucoup de gens de la diaspora demandent à l’Etat haïtien d’instituer une taxe mensuelle de 30 dollars américains baptisée Taxe Diaspora pour alimenter un fonds destiné à la construction des infrastructures routières et aux projets d’investissement jugés prioritaires par le gouvernement. Récemment, certaines personnalités de la communauté haïtienne de France ont proposé au Ministre des finances de faire des prêts au taux préférentiel au près de la diaspora pour certains projets vitaux d’intérêt national au lieu de s’adresser aux financeurs internationaux qui imposent souvent des conditionnalités dissuasives.

La diaspora est un atout et une opportunité. Vu l’état de l’économie haïtienne, on ne peut pas continuer à exclure des consommateurs et des investisseurs potentiels qui sont biologiquement, socialement et culturellement liés à la communauté nationale en brandissant des articles constitutionnels imbéciles pour les éloigner des centres d’intérêt du pays. On doit reconnaître que beaucoup des gens de la diaspora sont aux frontières des progrès scientifiques et de la réflexion intellectuelle, le pays a besoin de son réservoir de compétences et d’expertises institutionnellement validées et internationalement reconnues. La double nationalité, inscrite dans une stratégie nationale de développement, peut libérer certaines énergies et inciter à prendre des initiatives positives surtout avec les possibilités qu’elle offre pour un pays pauvre comme Haïti. Elle sera juridiquement et économiquement profitable à l’Etat haïtien et constituera un coup d’accélérateur en direction des cadres de haut niveau d’origine haïtienne afin qu’ils puissent venir participer au développement du pays.

Les étudiants haïtiens paient annuellement des millions de dollars américains pour leurs formations en République Dominicaine. Pour la plupart d’entre eux, leurs études sont financées par la diaspora. Avec l’économie de l’immatériel qui est en passe de devenir la nouvelle économie du siècle, on doit reconnaître qu’il y a un marché international de la formation qui se construit. Sur ce point, Haïti constitue un marché pour les universités dominicaines. Il faut renverser la tendance. Pour cela, il nous est nécessaire de développer et créer de nouveaux métiers dans l’enseignement supérieur et professionnel afin d’accompagner le développement économique et social du pays. On aura besoin des techniciens et des ingénieurs de haut niveau de compétence, des scientifiques, des chercheurs qui trouvent, des universitaires talentueux qui publient dans les revues scientifiques de notoriété internationale. Dans tout cela, la double nationalité peut être utile et profitable à Haïti parce qu’elle peut permettre à nos ressortissants d’acquérir des expériences dans des institutions étrangères importantes. Déjà, des personnalités de la diaspora et des artistes, par leurs talents et leurs compétences, participent au rayonnement du pays à l’étranger en essayant d’améliorer ses images négatives sur la scène internationale. Personnellement, je ne veux pas que mon pays rate les avantages et les progrès de la technologie. Des Haïtiens de haut niveau de compétence ayant la double nationalité, avec les expériences acquises dans les entreprises, les institutions et centres de recherche réputés, peuvent nous aider à développer les trois pôles de l’économie de la connaissance : production de la connaissance (recherche), diffusion de la connaissance (université, enseignement) et semailles de la connaissance (innovation, application des savoirs et technologie).

Pour moi, le pire des choix à faire c’est de ne pas profiter de ces moments de réflexion et de discussions pour mettre à plat les articles de la Constitution de 1987 qui méritent d’être modifiés afin de prendre en compte la nouvelle configuration sociologique du pays réel et du pays élargi. Beaucoup d’articles de notre Constitution sont inapplicables et d’autres sont incohérents voire contradictoires.

Les procédures d’amendement prévues par la loi-mère ne sont pas raisonnables. Elles constituent un mécanisme pour pérenniser l’exclusion et le dysfonctionnement institutionnel. C’est pourquoi, après discussions et ententes, nous devons modifier immédiatement la loi-mère en supprimant ou remplaçant les articles inutiles et nuisibles au progrès du pays. Une Constitution doit indiquer comment fonctionnent et répartissent les pouvoirs de l’Etat. Elle n’a pas vocation à prescrire un modèle de développement ou un programme de gouvernement. Or, le texte de 1987 est un programme de gouvernement. Donc, il est urgent de le modifier.

Nou pa gen yen moun nap mete sou koté. Nou pa gen yen dan moun nap kase, tout moun dwe gen yen tout den yo. Ayiti bezwen tout pitit li ak pitit pitit li poul ka avanse nan chemen developman ak pwogrè.



Guichard DORE

[1] DORE Guichard (1999). Migration des Enseignants et Echec Scolaire à Liancourt (1986-1996), Mémoire de licence en sociologie, Faculté d’Ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti, Port-au-Prince
[2] DORE Guichard (1996). « La question haïtienne en République Dominicaine », Dans le Nouvelliste. Port-au-Prince
[3] DORE Guichard (2002). Problèmes Socioéconomiques et Démocratie en Haïti, Mémoire de Maîtrise en Sciences du Développement, Faculté d’Ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti, Port-au-Prince.
[4] Commission Economique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPAL). (2005). Emploi et Pauvreté en Milieu Urbain en Haïti.
[5] Salomon P., Financement du Sous- développement, in EDUCATEXTE, Port au- Prince, mars 2003.
[6] DORE Guichard (14 Sept. 1999). « Dimension Anthropologique de la citoyenneté » dans Le Nouvelliste, Port-au-Prince, pp. 14-15.
[7] Voir les idées développées par Gary Guiteau sur le Forum de discussions Haitianpolitics .
[8] Déclaration faite par Jean Wilner-Nanquier à l’occasion du colloque « Comprendre la dynamique du changement dans les pays du Sud » tenu à Paris du 15-17 mai 2005.

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