mercredi 24 juillet 2013

CE PAYS QUI S'IGNORE


Ce pays qui s’ignore / Yon peyi ki pa konnen valè tèt li
Fritz Deshommes
BERNARD ETHEARD
7 JUILLET 2013
Si on en croit une certaine publicité, les vacances sont le moment idéal pour la lecture et on invite ceux qui partent à prendre, dans leurs bagages, le dernier Goncourt ou le dernier Renaudot qu’ils n’ont pas encore eu le temps de lire. J’ai donc pris avec moi le dernier Fritz Deshommes ; pour dire la vérité, je l’avais déjà lu, lors d’une fin de semaine à Jacmel, mais c’est aujourd’hui que j’ai le temps d’en dire tout le bien que j’en pense.
Attention, ce n’est pas vraiment un livre, mais plutôt un petit recueil où sont réunies des allocutions prononcées à l’occasion de la cérémonie d’ouverture du colloque international « Patrimoine, Tourisme Culturel et Développement Durable : Enjeux et Défis » ou du séminaire pour la présentation des premiers résultats de l’étude sur « la résilience et les processus créateurs chez les enfants et adolescents haïtiens victimes de catastrophes naturelles », pour ne citer que deux exemples.
Mais qu’on ne s’y trompe pas ; même quand le texte est bref, on retrouve toujours le Fritz Deshommes de « Haïti : la Nation écartelée. Entre Plan Américain et Projet National » et de « Et si la Constitution de 1987 était porteuse de refondation ? », pour ne citer, encore une fois, que deux exemples.
En parcourant les pages de ce petit volume, je suis revenu à cette idée de souveraineté intellectuelle qui me trottait par la tête depuis quelques jours. Vers la fin du mois de mars, j’avais assisté au congrès organisé à Papaye pour célébrer le quarantième anniversaire du MPP (Mouvement Paysan Papaye). A cette occasion, une première table ronde avait réuni Michel Soukar, Michèle Duvivier Pierre-Louis sur le thème de souveraineté, souveraineté nationale, souveraineté alimentaire (voir C’était la fête à Papaye HEM Vol. 27 # 10 du 27/03-02/04/2013) et j’en étais venu à me dire que nous devrions parler aussi, et peut-être même avant tout, de souveraineté intellectuelle.
Mais qu’est-ce donc que la souveraineté intellectuelle ? Je dois reconnaitre que je n’ai pas, ou tout au moins pas encore, de définition à proposer. Disons que, pour le moment, aspirer à la souve-raineté intellectuelle c’est aspirer à sortir de cette situation que décrit Deshommes dans son introduc-tion : « Ce pays qui importe de l’étranger ses plans de développement, son horizon 2030, ses perspectives d’avenir, ses politiques publiques … ».
Mais pour commencer, il faudrait comprendre ce qui nous a mis dans cette situation.
On a pris l’habitude de parler de néo-colonialisme pour parler d’un système où un pays, tout en ayant les attributs de la « souveraineté », est sous la tutelle d’une puissance, le plus souvent l’ancienne puissance coloniale, qui contrôle son économie … et sa vie politique. Mais le néo-colonialisme n’est pas seulement économique ou politique, il est aussi social.
Pour expliciter mon propos, je vais faire appel à un auteur dont j’ai fait la connaissance au cours de mes études, je veux parler de Gabriel Tarde. C’est un auteur des tous débuts de la sociologie française, connu pour ses travaux sur le rôle de l’imitation. Mais Tarde a aussi écrit un petit bouquin sur la « sociologie coloniale ». Pour lui la sociologie coloniale c’est la « l’étude du contact des races » ; je dirais l’étude des relations entre les dominateurs, les colons, et les dominés, les colonisés.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de rentrer dans le détail de ces relations ; ce qui nous intéresse ici, c’est de savoir que même après la fin du régime colonial ces relations perdurent, mais cette fois-ci entre les représentants de la puissance néo-coloniale, ceux qui lui permettent de contrôler la vie économique et politique du nouvel état « souverain », et … les autres. Le résultat est ce qu’on peut appeler une « société dualiste », même si certains gauchistes latino-américains refusent ce concept.
Dans un article daté du 22 janvier 2012 et publié dans Haïti en Marche (Vol. 26 # 7 du 07-13/03/2012), Ilionor Louis utilise le concept de « fracture sociale » définie comme « le fossé qui sépare deux populations dont l’une a un accès privilégié aux biens, aux services, à la richesse tandis que l’autre est marginalisée ».
Le concept est très intéressant, mais je m’en tiens, jusqu’à nouvel ordre au dualisme que l’on retrouve dans tous les aspects de la vie de la société : la langue, la religion, les habitudes alimentaires etc. Mais ce qui est grave c’est la valorisation différenciée de ces éléments fondamentaux de la vie sociale. Seul ce qui vient de la puissance néo-coloniale a de la valeur, le reste est considéré comme inférieur et est même quelque fois tout simplement interdit. En Haïti, il a fallu attendre la Constitution de 1987 pour que le créole ait le statut de langue nationale et que la religion vaudoue ait droit de cité comme n’importe quelle religion.
Il y a plus grave. La catégorie sociale porteuse de ces « non-valeurs » est elle-même dévalorisée, rejetée. Il est une formule relativement récente qui traduit bien cette situation, c’est celle de « pays en dehors » ; elle est souvent reprise et personnellement j’aime bien, même si, en l’adoptant, je n’échappe pas au travers que je suis en train de dénoncer : cette formule nous vient d’un Français !
A partir de là, on pourrait revenir à Fritz Deshommes pour lui dire que le titre de sa dernière publication n’est pas correct ; ce n’est pas le pays qui s’ignore, ou ki pa konnen valè tèt li, c’est une partie du pays, ou de la société ; malheureusement c’est justement cette partie-là qui est aux commandes et qui donne le ton, et ce, depuis que le pays existe en tant qu’état souverain. Question : comment sortir de ce mauvais pas ?
Bernard Ethéart
Miami, lundi 8 juillet 2013

HEM Vol. 27 # 25 du 10-16/07/2013

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