Ce
pays qui s’ignore / Yon peyi ki pa konnen valè tèt li
Fritz Deshommes
BERNARD ETHEARD
7 JUILLET 2013
Si on en croit une certaine publicité,
les vacances sont le moment idéal pour la lecture et on invite ceux qui partent
à prendre, dans leurs bagages, le dernier Goncourt ou le dernier Renaudot
qu’ils n’ont pas encore eu le temps de lire. J’ai donc pris avec moi le dernier
Fritz Deshommes ; pour dire la vérité, je l’avais déjà lu, lors d’une fin
de semaine à Jacmel, mais c’est aujourd’hui que j’ai le temps d’en dire tout le
bien que j’en pense.
Attention, ce n’est pas vraiment un
livre, mais plutôt un petit recueil où sont réunies des allocutions prononcées
à l’occasion de la cérémonie d’ouverture du colloque international « Patrimoine, Tourisme Culturel et
Développement Durable : Enjeux et Défis » ou du séminaire pour la
présentation des premiers résultats de l’étude sur « la résilience et les processus créateurs chez les enfants et
adolescents haïtiens victimes de catastrophes naturelles », pour ne
citer que deux exemples.
Mais qu’on ne s’y trompe pas ;
même quand le texte est bref, on retrouve toujours le Fritz Deshommes de « Haïti : la Nation écartelée.
Entre Plan Américain et Projet National » et de « Et si la Constitution de 1987 était porteuse de
refondation ? », pour ne citer, encore une fois, que deux
exemples.
En parcourant les pages de ce petit
volume, je suis revenu à cette idée de souveraineté
intellectuelle qui me trottait par la tête depuis quelques jours. Vers la
fin du mois de mars, j’avais assisté au congrès organisé à Papaye pour célébrer
le quarantième anniversaire du MPP (Mouvement Paysan Papaye). A cette occasion,
une première table ronde avait réuni Michel Soukar, Michèle Duvivier
Pierre-Louis sur le thème de souveraineté,
souveraineté nationale, souveraineté alimentaire (voir C’était la fête à Papaye HEM Vol. 27 # 10 du
27/03-02/04/2013) et j’en étais venu à me dire que nous devrions parler aussi,
et peut-être même avant tout, de souveraineté intellectuelle.
Mais qu’est-ce donc que la
souveraineté intellectuelle ? Je dois reconnaitre que je n’ai pas, ou tout
au moins pas encore, de définition à proposer. Disons que, pour le moment,
aspirer à la souve-raineté intellectuelle c’est aspirer à sortir de cette
situation que décrit Deshommes dans son introduc-tion : « Ce pays qui importe de l’étranger ses
plans de développement, son horizon 2030, ses perspectives d’avenir, ses
politiques publiques … ».
Mais pour commencer, il faudrait
comprendre ce qui nous a mis dans cette situation.
On a pris l’habitude de parler de néo-colonialisme pour parler d’un
système où un pays, tout en ayant les attributs de la
« souveraineté », est sous la tutelle d’une puissance, le plus
souvent l’ancienne puissance coloniale, qui contrôle son économie … et sa vie
politique. Mais le néo-colonialisme n’est pas seulement économique ou
politique, il est aussi social.
Pour expliciter mon propos, je vais
faire appel à un auteur dont j’ai fait la connaissance au cours de mes études,
je veux parler de Gabriel Tarde. C’est un auteur des tous débuts de la
sociologie française, connu pour ses travaux sur le rôle de l’imitation. Mais
Tarde a aussi écrit un petit bouquin sur la « sociologie coloniale ».
Pour lui la sociologie coloniale c’est la « l’étude du contact des races » ;
je dirais l’étude des relations entre les dominateurs, les colons, et les
dominés, les colonisés.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire
de rentrer dans le détail de ces relations ; ce qui nous intéresse ici,
c’est de savoir que même après la fin du régime colonial ces relations
perdurent, mais cette fois-ci entre les représentants de la puissance
néo-coloniale, ceux qui lui permettent de contrôler la vie économique et
politique du nouvel état « souverain », et … les autres. Le résultat
est ce qu’on peut appeler une « société dualiste », même si certains
gauchistes latino-américains refusent ce concept.
Dans un article daté du 22 janvier
2012 et publié dans Haïti en Marche
(Vol. 26 # 7 du 07-13/03/2012), Ilionor Louis utilise le concept de « fracture sociale » définie comme « le fossé qui sépare deux populations dont
l’une a un accès privilégié aux biens, aux services, à la richesse tandis que
l’autre est marginalisée ».
Le concept est très intéressant, mais
je m’en tiens, jusqu’à nouvel ordre au dualisme que l’on retrouve dans tous les
aspects de la vie de la société : la langue, la religion, les habitudes
alimentaires etc. Mais ce qui est grave c’est la valorisation différenciée de
ces éléments fondamentaux de la vie sociale. Seul ce qui vient de la puissance
néo-coloniale a de la valeur, le reste est considéré comme inférieur et est même
quelque fois tout simplement interdit. En Haïti, il a fallu attendre la
Constitution de 1987 pour que le créole ait le statut de langue nationale et
que la religion vaudoue ait droit de cité comme n’importe quelle religion.
Il y a plus grave. La catégorie
sociale porteuse de ces « non-valeurs » est elle-même dévalorisée,
rejetée. Il est une formule relativement récente qui traduit bien cette
situation, c’est celle de « pays en
dehors » ; elle est souvent reprise et personnellement j’aime
bien, même si, en l’adoptant, je n’échappe pas au travers que je suis en train
de dénoncer : cette formule nous vient d’un Français !
A partir de là, on pourrait revenir à
Fritz Deshommes pour lui dire que le titre de sa dernière publication n’est pas
correct ; ce n’est pas le pays
qui s’ignore, ou ki pa konnen valè tèt li, c’est une partie du pays, ou de la
société ; malheureusement c’est justement cette partie-là qui est aux
commandes et qui donne le ton, et ce, depuis que le pays existe en tant qu’état
souverain. Question : comment sortir de ce mauvais pas ?
Miami, lundi 8 juillet
2013
HEM Vol. 27 # 25 du
10-16/07/2013
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire