mardi 10 août 2010

Une autre philosophie de vie

Une autre philosophie de vie
(les leçons d'une catastrophe)
Dr Erold Joseph
Le Nouvelliste
7-8 Aout 2010

Haïti: A la mémoire du Dr Vély Jean-François, membre de l'Association de Santé Publique d'Haiti (ASPHA) mort récemment. A celle du Dr Boris Chandler, mon prof à la Faculté de Médecine et de Pharmacie qui vient, lui aussi de faire le Grand Voyage. Ils ont échappé au séisme, mais pas à la maladie. A mon cousin Mike, mon oncle Jean-Michel, son épouse, emportés eux, par le séisme. A tous ceux qui vont partir très prochainement et qui ne le savent point ....
« Ce que l'on n'apprend pas par la sagesse, il faut l'apprendre par les malheurs »
Baird T Spalding

Il était une fois trois amis d'enfance : Robert, Pierre et Elie. Haitiens, ils vivaient en Haïti. Robert avait en quelque sorte réussi sa vie, tel qu'on l'entend communément. Il était un haut cadre des Nations Unies, avait un salaire en devises américaines, était marié à une fille de la haute société. Il avait construit deux grandes maisons l'une à Fermathe (un véritable château), l'autre à Jacmel. Il voyageait lui et toute sa famille au moins une fois l'an. Il adorait les fêtes mondaines et les amis, fumait, buvait et s'amusait follement en week-end. Il disposait de trois voitures de luxe, sans compter celle qui était mise à sa disposition par l'Organisation des Nations Unies. Les trois enfants de Robert allaient en classe dans une école étrangère établie dans le pays.
Pierre, marié lui aussi et père de deux enfants, était ingénieur mais gagnait plus modestement sa vie. Il avait bâti sa résidence au haut de Delmas. Il disposait d'une petite assurance-santé pour lui et sa famille . Il menait une vie sobre, ne fumait ni ne buvait et pratiquait régulièrement le sport. Il avait de saines habitudes de vie, selon l'expression consacrée en santé publique.

Elie, quant à lui, malgré sa grande intelligence, était ce que l'on appelle communément, « un déjoué ». Marié et divorcé, il avait sombré dans l'alcoolisme et vivait seul en ville dans un petit appartement peu coûteux. Blagueur, de tempérament enjoué, il profitait de l'existence malgré le caractère modeste de sa condition.
Le jour du séisme du 12 janvier, Robert se trouvait à l'hôtel Montana avec ses amis des Nations Unies. Il fut sorti des décombres, mais a dû être amputé de la jambe droite. Il perdit sa fille adorée de 18 ans , et deux de ses voitures personnelles. Sa résidence à Jacmel s'est entièrement effondrée. Par contre, celle de Fermathe est intacte.

Pierre, quant à lui, est mort à son bureau. Il avait tout fait pour conserver une bonne santé , mais n'a pu conserver sa vie.

Elie, par contre, est le seul à avoir été épargné par le séisme : il n'a absolument rien perdu, ni proche parent, ni possession. Il avait d'ailleurs peu ou pas de bien matériel, donc rien à perdre. Il vient de mourir toutefois, il y a une semaine, d'un accident de voiture. Il a été renversé par un chauffard, un « tet mato » qui conduisait un camion. Sa veuve éplorée, racontait, lors des funérailles, qu'il souffrait d'un cancer de la prostate au stade terminal, ce qui l'avait d'ailleurs conduit à l'alcoolisme, puis au divorce.

Voilà donc trois trajectoires de vie, trois destinées différentes, en référence avec le tremblement de terre du 12 janvier. Pour paraphraser le fabuliste Lafontaine, on peut dire que tous furent frappés. A l'exception peut-être d'Elie, lequel a eu plus tard son camion. Mais, quelles leçons tirer de tout cela?

PREMIÈRE LEÇON : Nous devons tous mourir un jour ou l'autre. Et ce jour peut être aujourd'hui.

Que tu sois riche ou pauvre, âgé d'un mois, de cinq ans, de trente, cinquante ou de cent années , que tu sois homme d'affaires, président, premier ministre, parlementaire, chef de parti politique, que tu sois un homme ou une femme du pouvoir, du savoir ou de l'avoir, tu mourras un jour ou l'autre. Je te le jure sur la tête de ma mère qui a déjà fait le grand voyage. Autant donc, s'y faire tout de suite. Ce n'est qu'une question d'année, de mois, de semaine, de jour, de minute, ou même de seconde. A moins que pressé, tu ne t'en charges toi-même. Alors, tu auras l'avantage d'en déterminer le lieu, la date, le scénario et la mise en scène. Un « auto-goal »!
En fait, nous sommes tous en train de mourir, certains plus rapidement que d'autres. Il s'agit d'une vérité de La Palice que nous semblons oublier. C'est pourtant la leçon essentielle à tirer de ce terrible cataclysme. Si nous reprenons notre exemple de départ, lors même qu'Elie aurait été raté par le camion, un autre attaquant, le joueur numéro 9, Cancer, se préparait déjà à inscrire le but au cours de ce fameux match de Coupe du Monde que l'humanité s'acharne vainement à mener contre la mort depuis la nuit des temps.

Le déni de la mort est une caractéristique fondamentale de la civilisation occidentale. L'homme, en général, se conduit comme si son existence sur terre devait durer éternellement. Nous sommes comme des enfants qui jouent à cache-cache avec la mort, qui se bouchent les yeux et de ce fait, s'imaginent ne pas être vus. Ce refus d'accepter notre « Condition Humaine », nous entraine à construire notre existence sur du sable. Ce monde que nous avons bâti nous parait merveilleux et réel jusqu'à ce que la mort d'un proche, de plusieurs proches, de centaines de milliers de proches ou l'imminence de la nôtre fasse s'écrouler cette illusion. Pour répéter le grand maitre tibétain, Sogyal Rinpoché : « Quand vous tombez d'une très grande hauteur, vous ne pouvez qu'atterrir sur le sol : le sol de la vérité ».

La solution: vivre avec le sentiment de notre « impermanence » sur terre. Impermanence des êtres. Impermanence des choses...

DEUXIÈME LEÇON : seul le présent est nôtre.

Garder constamment à l'esprit le sentiment de cette « impermanence ». Accepter la mort pour mieux apprécier la vie et en profiter pleinement. Vivre chaque jour comme s'il était le dernier. Les grands penseurs de tous les temps, les grands chefs religieux ont toujours prôné le culte de l'instant présent.
« Le passé est passé, le futur ne s'est pas encore manifesté et la pensée actuelle, au moment où nous en faisons l'expérience, se mue déjà en passé. En réalité, seul l'instant présent, le maintenant nous appartient ».

Est-ce à dire que toute planification est inutile et superflue dans la vie? Nullement. En tant qu'être humain évoluant dans un monde matériel, il convient d'en respecter les lois et les règles. Toutefois, nous devons toujours garder à l'esprit que nos prévisions, nos plans peuvent tomber à l'eau et accepter cette éventualité lorsqu'elle survient. De la petite contrariété à l'impondérable majeur, il y a plusieurs niveaux de remise en question. La tragédie du 12 janvier a été une remise totale en question, non seulement de notre façon de gérer notre pays mais de notre conception de l'existence en général.
Tout être humain a le droit, voire le devoir d'aspirer au bien-être, de profiter pleinement de la vie. Améliore tes conditions matérielles. Fais ce qu'il te plait sans nuire à autrui, sans oublier la loi de la modération, et tout en étant prêt à assumer pleinement les conséquences de tes actes. Savoure les matches de foot si tu es un fan du « soccer ». Ecoute la musique rap ou le jazz si cela te plait. Danse et bois ton Barbancourt ou ton Prestige si cela te chante. Ecoute toujours ton coeur, pas forcément ta raison. Fais l'amour à la femme ou à l'homme qui te plait . Vis avec elle ou avec lui, si tel est ton désir. Sinon, adopte le célibat qui a aussi ses joies. Embrasse ton enfant et dis-lui que tu l'aimes avant qu'il ne parte ou que toi, tu ne partes. Agis selon tes croyances et tes valeurs. Prie ou déifie Bouddha, Jésus-Christ, Krishna, Mahomet ou Marx... Selon ta foi et ta vision des choses. Dis merde à cette société superficielle, à tous ces imbéciles qui veulent te juger et régenter ta vie alors qu'ils ne peuvent gouverner la leur. Car il n'y a ni football, ni musique, ni danse, ni alcool, ni religion, ni sexe, ni progéniture, ni jugement à la con dans le royaume des morts où tu vas, inéluctablement!

TROISIÈME LEÇON : chercher le sens de la vie, ou du moins, donner un sens à sa vie.

Yu Dan rapporte l'histoire suivante dans son ouvrage sur le philosophe chinois, Confucius :
Un réformateur religieux passait près d'un chantier de construction. Il y vit une foule d'hommes en sueur transportant des briques sous un soleil ardent. Curieux, il interrogea un des travailleurs : « Que faites-vous là? ».
L'autre, maussade, lui répondit avec hargne :
-Vous le voyez bien. Je transporte des briques. Et c'est une tâche extrêmement dure.
Avisant un deuxième travailleur, il lui posa la même question. L'autre plus calme, rangea soigneusement ses briques sur le sol et dit : « je construis un mur. »
A un troisième ouvrier, il fit la même interrogation. Ce dernier était jovial. Il s'épongea le front, déposa ses briques, releva fièrement la tête avant de déclarer : « Nous construisons une cathédrale.

Les trois hommes effectuaient exactement le même travail. Mais, leur degré de bonheur était différent en raison du sens que chacun attribuait à sa tâche.

Pour apprécier pleinement la vie et en profiter, il faut d'abord accepter notre condition de mortel, faire confiance à la vie, pratiquer le « lâcher prise ». Si tu as peur de t'abandonner à l'eau, tu ne connaitras jamais le plaisir de la nage. Que tu sois athée ou croyant, matérialiste ou spiritualiste, sache que le bonheur, non pas « l'idéal des pourceaux » auquel se référait ironiquement Einstein mais, la sérénité, l'équanimité, ne vient que lorsqu'on a enfin trouvé sa « légende personnelle », pour répéter Paulo Coelho . Donne donc un sens à ta putain de vie, vis-la et meurs! « Ma religion est de vivre et mourir sans regret » a écrit Milarépa, un poète oriental. Platon disait que « l'essentiel n'était pas de vivre, mais de bien vivre ».

Le bonheur réside souvent dans l'appréciation des petites choses, des petits plaisirs, des petits instants de la vie. Un coucher ou un lever de soleil. Une tasse de thé ou de café. Un verre avec des amis ou des proches. L'extase devant un beau paysage, une femme ou un homme bien bâti comme moi (rires). Il ne se trouve pas forcément dans les grandes fêtes mondaines ou les grands orgasmes. Ne pas demander à l'existence plus qu'elle ne peut ou ne veut nous donner.

Malheureusement, nous cherchons « le bien vivre » dans le pouvoir, le plaisir effréné et l'accumulation compulsive de biens matériels. Notre société de consommation nous y encourage constamment par le biais de la publicité tous azimuts. Et pourtant, combien de compatriotes ont perdu en une minute, tout comme Robert, lors du passage de Goudougoudou (1), leur maison, leurs voitures, leurs économies, le fruit de toute une vie de travail et d'accumulation! Combien de chefs se sont retrouvés le lendemain sans pouvoir réel! Tous ces gens sont aujourd'hui sans repère, sans boussole, et reprennent déjà, une fois la période de stupeur passée, les « bonnes habitudes ». Les politiciens s'entredéchirent pour le pouvoir de régner sur les ruines et les décombres. Au lieu de trouver un consensus et de développer une vision commune de la « renaissance haïtienne ». Chacun veut gérer l'assistance internationale et se croit plus apte à le faire. La philanthropie lucrative et cacophonique bat son plein. La violence séculaire pointe à l'horizon. Attendons-nous le prochain cyclone ou le prochain tremblement de terre pour comprendre et changer? Pour choisir la sagesse au lieu de la déraison ? Ansy Dérose, ce génie de la musique haitienne qui avait saisi la grande leçon de l'impermanence, plaidait pour « l'union qui fait la force » dans nombre de ses chansons : « Nou tout, ce minm kote nou prale. Ann kimbe main juskann rive »(2).

Nul ne saurait toutefois, être heureux et épanoui tant qu'il n'a point assigné à sa vie une mission qui se situe au-delà du matériel, de la satisfaction de ses besoins et désirs personnels et de ceux de ses proches. Il faut retrouver ce rêve qui souvent existait dans l'enfance ou l'adolescence et qui a été égaré durant le voyage.
L'amour, la compassion, la connaissance et la sagesse, telles sont les grandes clefs de l'énigme de la vie. Le premier engendre le second et la troisième devrait entrainer la quatrième. Qu'on ne dise pas à notre départ : « Il a été riche et puissant ». Mais : « Il a été utile »...

Citons, pour terminer, Manly P.Hall :
« Vivre dans le monde sans en explorer le sens, est comme errer dans une grande bibliothèque sans toucher les livres.. »

Dr Erold Joseph
Eroldjoseph2002@yahoo.fr
Phone: (509) 3777-65 81
Prochain article, si je suis encore en vie : « Que se passe-t-il à la mort? »
(1) nom que les Haitiens donnent affectueusement au tremblement de terre pour tenter de l'apprivoiser.
(2) « Nous faisons tous la même route. Tenons-nous la main jusqu'à la destination finale. »


Dr Erold Joseph
Eroldjoseph2002@yahoo.fr

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