dimanche 5 janvier 2014

Décision du 23 septembre 2013 du Tribunal Constitutionnel Dominicain (TC/0168/13) Nos juristes se prononcent

Décision du 23 septembre 2013 du Tribunal Constitutionnel Dominicain (TC/0168/13)
Nos juristes se prononcent
Le Nouvelliste | Publié le : 03 janvier 2014
D'éminents juristes de l'Université Quisqueya se sont prononcés sur la décision du 23 septembre 2013 du Tribunal Constitutionnel dominicain (TC/0168/13). Nous publions ci-après l'intégralité de la note de synthèse de leurs travaux à la veille de l'ouverture des pourparlers entre Haïti et la République dominicaine.
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Devant les vives réactions provoquées ici et dans le monde par la décision du Tribunal constitutionnel de la République dominicaine du 23 septembre 2013 (TC/0168/13), la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le constitutionnalisme en Haïti , lancée publiquement par l’Université Quisqueya le 10 décembre 2013 dans le cadre de la Journée d’études sur la nationalité et dont la mission essentielle est d’être utile à la communauté, a consacré une bonne partie de cette journée à l’examen juridique de ladite décision. En attendant la publication prochaine des Cahiers de la Chaire qui incluront les commentaires détaillés et exhaustifs, le Conseil Scientifique de la Chaire a demandé aux auteurs de livrer au public une synthèse de leurs commentaires sur cette décision de cent quarante-sept pages. Après une présentation résumée du contenu de la décision étudiée, nous démontrerons en quoi cette décision viole non seulement le droit constitutionnel dominicain mais encore le droit international des droits de l’homme. RESUME DE LA DECISION Le Tribunal Constitutionnel (TC) de la République dominicaine fut saisi le 30 juillet 2012 en ses attributions d’ « amparo » par la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre, née le 1er avril 1984 dans la commune de Yamasa, province de Monte Plata, à l’effet de réviser le jugement de la Chambre civile, commerciale et de travail du Tribunal de première instance du District judiciaire de Monte Plata en date du 10 juin 2012 et ordonner à la Junte centrale électorale de lui délivrer sa carte d’identité et électorale (cédulade identidad y electoral) à elle refusée. Le tribunal rejeta le recours exercé par ladite dame. Le 23 septembre 2013, le Tribunal Constitutionnel de la République dominicaine rendit une décision(TC/0168/13)privant de la nationalité dominicaine la dame Juliana Deguis Pierre aux motifs que selon l’article 11.1 de la Constitution dominicaine en vigueur lors de sa naissance en 1984 : - « elle ne pouvait démontrer qu’au moins un de ses parents jouissait d’une résidence légale en République dominicaine » ; - « elle est la fille de citoyens étrangers, journaliers temporaires, qui, lors de sa naissance, étaient en transit dans le pays » ; - « l’étranger en transit est, depuis la constitution de 1929, celui qui n’a pas de domicile légal en République dominicaine pour n’être pas détenteur d’un permis de résidence » ; - en outre, « les personnes nées de parents qui se trouvent en situation irrégulière ne peuvent bénéficier du jus soli car il serait juridiquement inadmissible de faire naître un droit à partir d’une situation illicite de fait » ; - « les étrangers ne disposant pas d’une autorisation de résidence dans le pays doivent être assimilés à la catégorie d’étrangers en transit » ; - dans ce cas particulier, « ne pas accorder la nationalité dominicaine à la dame Deguis Pierre ne la rend pas apatride puisque « l’article 11.2 de la Constitution haïtienne de 1983 en vigueur lors de sa naissance dispose expressément que sont haïtiens d’origine les individus nés à l’étranger de père et mère haïtiens » ; - l’acquisition de la nationalité haïtienne par le jus sanguinis (droit du sang) est une constante de toutes les Constitutions haïtiennes depuis 1805. Par ailleurs, le Tribunal Constitutionnel - déclare que sa décision s’applique à tous les cas similaires ; - ordonne à la Junte centrale électorale, dépositaire des registres d’état civil, d’établir, en remontant au 21 juin 1929, la liste de toutes les personnes irrégulièrement inscrites sur le registre civil, de les reporter sur des registres de naissance d’étrangers en vue de leur régularisation au regard de la législation sur la migration. Dans cette même décision, le Tribunal Constitutionnel a ordonné à la Junte centrale électorale de restituer dans un délai de dix jours ouvrables commençant à courir à compter de la notification de la présente décision l’original de son certificat de déclaration de naissance à la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre, de soumettre l’original du certificat de naissance au tribunal compétent, aussi vite que possible, pour que ce tribunal détermine sa validité ou sa nullité et de procéder de la même manière pour tous les cas similaires en l’espèce, avec le respect dû aux particularités de chacun de ces cas, augmentant ainsi le délai de dix (10) jours de référence quand les circonstances le requièrent. Le Tribunal Constitutionnel a ordonné à la Junte centrale électorale de remettre la « liste d’étrangers irrégulièrement inscrits dans le registre civil de la République dominicaine » au ministre d’Etat de l’Intérieur et de la Police, qui préside le Conseil National de la Migration, pour que ce dernier élabore, en conformité avec le premier paragraphe de l’article 151 de la loi sur la migration, le Plan national de régularisation d’étrangers illégaux se trouvant en République dominicaine et adresse au Pouvoir exécutif, conformément aux dispositions du second paragraphe de l’article 151, un rapport général sur ledit Plan national de régularisation d’étrangers illégaux avec ses recommandations dans le même délai de quatre-vingt-dix jours. Enfin, le Tribunal Constitutionnel a exhorté le Pouvoir exécutif à procéder à la mise en œuvre du « Plan national de régularisation d’étrangers illégaux se trouvant en République dominicaine. » En dépit des dénégations des autorités dominicaines, la décision du Tribunal Constitutionnel dominicain viole le droit international et particulièrement le droit international américain. Ce faisant, le Tribunal Constitutionnel viole et la Constitution dominicaine et sa propre loi organique. VIOLATION DU DROIT CONSTITUTIONNEL DOMINICAIN La décision méconnait la hiérarchie des normes telle qu’établie par la constitution dominicaine Constitution dominicaine du 26 janvier 2010, Article 26 « La République dominicaine 1) reconnaît et applique les normes du droit international, général et américain, dans la mesure où ses pouvoirs publics les ont adoptées : 2) reconnaît que les normes en vigueur des conventions internationales ratifiées s’appliqueront sur le plan interne, une fois publiées de manière officielle ». Article 74-3 « Les traités, pactes et conventions relatifs aux droits humains, signés et ratifiés par l’Etat dominicain, acquièrent une valeur hiérarchique constitutionnelle et sont d’application directe et immédiate par les tribunaux et les autres organes de l’Etat ». Le Tribunal Constitutionnel viole sa propre loi organique en ignorant les règles qui lui sont expressément obligatoires. Loi 137-11 du 15 juin 2011 portant loi organique du Tribunal Constitutionnel et loi de procédure en matière constitutionnelle. Article 7.13 « Les décisions du Tribunal Constitutionnel et les interprétations qu’adoptent ou que font les tribunaux internationaux en matière de droits de l’homme constituent des précédents obligatoires pour les pouvoirs publics et tous les organes de l’Etat ». La décision du Tribunal Constitutionnel viole l’article 165, alinéa 2 de la Constitution de la République en vigueur, parce qu’elle porte sur une affaire administrative qui relève de la compétence de la Juridiction contentieuse administrative : le litige a opposé la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre à la Junte centrale Electorale qui a refusé de lui délivrer sa carte d’identité et électorale et lui a confisqué l’original de son acte de naissance dominicain. En effet, l’article 165, alinéa 2 de cette Constitution dispose : « Les tribunaux supérieurs administratifs ont pour attributions de (…) connaître des recours contentieux contre les actes ou actions et dispositions des autorités administratives contraires au droit comme conséquence des relations entre l’administration de l’Etat et les particuliers, si ceux-ci ne sont pas connus par les tribunaux contentieux administratifs de première instance ». Elle viole également l’article 75 de la Loi Organique no.137-11 du Tribunal Constitutionnel qui prescrit que « l’action d’ « amparo » contre les actes ou omissions de l’administration publique, dans les cas qui soient admissibles, est de la compétence de la juridiction contentieuse administrative. » Dans sa décision, le Tribunal Constitutionnel a reconnu lui-même son incompétence pour connaître de l’action d’amparo portée devant elle par la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre en considérant ce qui suit : « En l’espèce, la recourante impute la violation alléguée à une décision ou à une omission de la Junte centrale électorale, institution qui appartient à l’administration publique. Dans de tels cas, l’article 75 de la loi no.137-11 établit que « l’action d’amparo contre les actes ou omissions de l’administration publique est de la compétence de la Juridiction contentieuse administrative. » Une autre situation d’incompétence apparaît lorsque le Tribunal Constitutionnel a ordonné, dans le dispositif de sa décision, à la Junte centrale électorale de soumettre l’original de l’acte de naissance de la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre au « tribunal compétent » pour que ce tribunal détermine sa validité ou sa nullité. Il est même précisé dans les motifs de la décision que le dossier de la dame Juliana Dequis (ou Deguis) Pierre figure parmi les 1 822 demandes de nullité d’actes de naissance pendantes devant un tribunal autre que le Tribunal Constitutionnel à l’initiative de la Junte centrale électorale. VIOLATIONS DU DROIT INTERNATIONAL DES DROITS DE L’HOMME I.- Le droit de la nationalité échappe à la compétence exclusive des Etats « En l’état actuel du développement du droit international des droits humains, la faculté discrétionnaire de l’Etat du déterminer qui sont ses citoyens est limitée, d’une part, par son devoir d’accorder aux individus une protection égalitaire, effective et non discriminatoire de la loi, et d’autre part, par son devoir de prévenir, d’éviter et de réduire l’apatridie ». (Cour Interaméricaine des droits de l’homme, 8 septembre 2005, Fillettes Jean et Bosico contre République dominicaine) II.- La notion de personne en transit doit être limitée dans le temps Depuis la réforme constitutionnelle de 1929, le jus soli ne s’applique pas aux enfants d’étrangers en transit. Cette exception est reprise dans les Constitutions de 1929, 1966, 2002 et 2010. Les journaliers temporaires et autres personnes admises sur la base d’un visa temporaire sont considérés comme des personnes en transit au sens des règles constitutionnelles (cf. Loi no 95 du 14 avril 1939 sur la Migration, Loi no 285-2004 du 21 juillet 2004 sur la Migration). Le droit dominicain connaît également une catégorie de personnes « transitant » (transeunte) par la République dominicaine pour se rendre ailleurs. Les personnes se trouvant en situation de séjour irrégulier sont assimilées à des personnes en transit. En résumé, les étrangers qui n’ont pas le permis de résidence sont considérés comme « étrangers en transit ». Cette interprétation administrative de la notion de transit, illimitée dans le temps, est reprise par la Loi sur la Migration du 21 juillet 2004. Elle est réaffirmée par la décision du Tribunal Constitutionnel du 26 septembre 2013 qui confirme ici la jurisprudence établie en la matière par un arrêt de la Cour Suprême dominicaine du 14 décembre 2005. D’après la législation dominicaine, la notion de « transit » revêt une signification qui se démarque particulièrement de la signification communément admise. Le Tribunal Constitutionnel reconnaît qu’il s’agit ici d’ « une notion propre au droit constitutionnel et au droit migratoire dominicains, en vertu de laquelle les enfants de cette catégorie de personnes n’acquièrent pas la nationalité dominicaine, même s’ils sont nés sur le territoire national. » (TC/0168/13 par. 2.12) Cette notion de transit illimité dans le temps qui est propre au droit dominicain est manifestement excessive car elle peut s’appliquer à des personnes dont la durée de séjour en République dominicaine peut s’étendre sur plusieurs années. Le caractère excessif et déraisonnable de cette particularité du droit dominicain a été dénoncé et condamné très explicitement par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’arrêt précité du 8 septembre 2005. « La Cour observe que, pour considérer une personne comme une personne de passage ou en transit, quelle que soit l’expression utilisée (transitant ou en transit), l’Etat doit respecter une limite raisonnable dans le temps, et doit tenir compte du fait qu’un étranger qui développe des liens dans un Etat ne peut être assimilé à une personne de passage ni à une personne en transit ». « La Cour considère par ailleurs que le statut migratoire d’une personne ne se transmet pas à ses enfants… ». Or, au risque de nous répéter, cette jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui sanctionnait déjà la république voisine a valeur constitutionnelle et s’imposait au Tribunal Constitutionnel qui aurait dû l’appliquer, en vertu de l’article 74.3 de la Constitution et de l’article 7.13 de la Loi organique du Tribunal Constitutionnel. III.- Le jus soli est une obligation internationale de l’Etat pour éviter l’apatridie La République dominicaine a souscrit aux deux conventions suivantes qui contiennent de manière très claire l’obligation pour un Etat contractant d’appliquer le jus soli à tout enfant né sur son territoire s’il ne peut acquérir une autre nationalité. Elle a d’abord signé la Convention sur la Réduction des Cas d’Apatridie. Quoique cette convention n’ait pas encore été ratifiée, la décision du Tribunal Constitutionnel s’y réfère. Mais techniquement on peut considérer qu’elle n’est pas juridiquement liée par ce texte. « Tout Etat contractant accordera sa nationalité à la personne née sur son territoire qui, autrement, serait apatride » (Convention des Nations Unies du 30 août 1961 sur la Réduction des Cas d’Apatridie. Art. 1) Par contre, la Convention américaine des droits de l’homme a été ratifiée et l’article 20 reproduit presque dans les mêmes termes le texte cité ci-dessus. Elle oblige donc la République dominicaine. « Toute personne a le droit d’acquérir la nationalité de l’Etat sur le territoire duquel elle est née, si elle n’a pas droit à une autre nationalité. » (Convention américaine des droits de l’homme du 22 novembre 1969, Art. 20 al. 2) Conformément à une évolution du droit international amorcée depuis 1955 (Arrêt Nottebohm, Cour internationale de justice) accordant une prééminence à la nationalité effective sur la nationalité purement juridique, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a adopté dans l’arrêt précité du 8 décembre 2005 la notion d’apatridie de fait reconnue par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (http://www.unhcr.fr/pages/4aae621d3fe.html) . La Cour décide en effet que : « la situation d’apatridie découle de l’absence de nationalité a) quand un individu n’est pas qualifié d’après les lois d’un pays pour le recevoir ; b) comme conséquence d’une privation arbitraire ; c) ou par l’octroi d’une nationalité qui n’est pas effective dans la pratique. » (par. 142) Le Tribunal Constitutionnel se réfugie derrière la constance du principe du jus sanguinis dans le droit constitutionnel haïtien pour refuser l’application des traités internationaux précités et priver de la nationalité dominicaine Mme Deguis Pierre et toutes les personnes se trouvant dans une situation similaire depuis 1929, puisqu’elles jouissent de la nationalité haïtienne. La décision viole la Convention susmentionnée et la jurisprudence de la CIDH de 2005 qui lui sont applicables car les personnes visées, vivant en République dominicaine depuis des générations, ont, pour reprendre les termes de l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, « une nationalité, la nationalité haïtienne, qui n’est pas effective dans la pratique ». Le Tribunal Constitutionnel dominicain crée donc des apatrides de fait. Ces individus n’ayant aucun lien effectif avec Haïti, le jus soli dominicain doit leur être appliqué. L’arrêt Jean et Bosico c. République dominicaine du 8 septembre 2005 de la Cour interaméricaine des droits de l’homme constituait pour la justice dominicaine un précédent obligatoire. Il constituait encore, selon le Juge Cançado Trindade de ladite Cour, « un avertissement pour la prohibition de pratiques administratives et de mesures législatives discriminatoires en matière de nationalité ». La Cour suprême dominicaine a ignoré cet avertissement le 14 décembre 2005. Le Tribunal Constitutionnel vient, en septembre 2013, de récidiver dans le mépris des normes internationales, de sa propre loi organique et de la constitution dominicaine. CONCLUSION La crise née du prononcé de la décision du 26 septembre 2013 du Tribunal Constitutionnel dominicain ne doit donc pas être considérée comme une affaire dominicano-haïtienne. Il s’agit d’un cas de violation des droits humains où des Dominicains sont déchus illégalement de leur nationalité. Le gouvernement haïtien ne peut dans cette affaire qu’exhorter son voisin à un meilleur respect de sa propre Constitution et de ses obligations internationales. Plus précisément, il faut convaincre les Dominicains qu’ils doivent respecter à la fois et la décision du Tribunal Constitutionnel et la Convention américaine des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour Interaméricaine des Droits de l’homme. En pratique, chaque fois que l’on se trouvera en présence d’une personne née en République dominicaine dont les liens avec Haïti ne sont que théoriques alors qu’elle a tissé des liens sociaux, familiaux et culturels en République dominicaine, cette personne doit être considérée comme dominicaine avec tous les droits y afférents. Sinon, il ne reste qu’à mettre en œuvre les mécanismes de protection prévus dans la Convention américaine des droits de l’homme par le biais de la Commission et de la saisine de la Cour interaméricaine des droits de l’homme dont les décisions s’imposent à tous les pouvoirs publics et organes de l’Etat dominicain.

Dr Bernard H. Gousse, Doyen, Professeur de droit international privé Dr Monferrier Dorval, Professeur de droit constitutionnel

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