EN FORGEANT LA TRANSITION
GERARD LATORTUE
JANVIER 2013
Désigné Premier ministre par le conseil des sages en
mars 2004, j'ai accepté de diriger le gouvernement de transition qui se mettait
en place. Haïti était alors considéré comme un pays en faillite. A cause d'une
inflation galopante, la misère chronique n'avait jamais pesé aussi lourdement sur
les masses populaires; l'économie était en lambeaux, le secteur prive des
affaires affaibli, dévasté; les institutions nationales dans un état généralisé
de délabrement; les cas de vols, de viols, enlèvement et assassinats devenus le
quotidien des citoyens, enfin une polarisation extrême, un tissu national déchiré
laissaient se profiler le spectre de la guerre civile.
La
tache était donc énorme pour ne pas dire impossible et j'ai accepté de m'y
atteler, c'était parce que, mu par le désir ardent et la volonté de sortir mon
pays du chaos existant pour le conduire vers l'instauration d'une démocratie
qui apporterait plus de justice, moins d'inégalités sociales et d'un certain bien-être
au peuple haïtien. J'en ai fait ma mission.
Avec
le concours et la participation active d'un groupe de professionnels confirmés
et de technocrates avertis, j'ai formé un gouvernent restreint qui s'était mis immédiatement
au travail. L'équipe gouvernementale s'est fixé un petit nombre d’objectifs
prioritaires, à savoir:
I-
Réconciliation Nationale
Dans
le but d'éviter tout risque de guerre civile, le gouvernement a décidé de ne
pas répéter l'erreur, commise à la charte de Duvalier, d'exclure pendant dix
(10) ans les duvaliéristes de toute participation dans la gestion des affaires
de l'état.
En
2004, la tentation était grande dans certains secteurs de vouloir exclure les
lavalassiens - qualifies tous de "chimères" - de la vie politique du
pays. Le gouvernement de transition s'était opposé fermement à cette approche.
Nous avons même retardé la formation du Conseil Electoral Provisoire de
plusieurs semaines dans le but d'obtenir la participation du parti Lavalas au CEP.
Enfin de compte, Lavalas refusant de s'associer au processus électoral avait
donc rejeté toutes nos tentatives d'arriver à une réconciliation nationale.
II-
Organisation d'élections libres et inclusives
L'histoire politique d'Haïti est jalonnée
de graves crises politiques et sociales qui ont eu souvent pour causes
principales des élections frauduleuses, non inclusives ou des velléités d'un Président
de la république d'amender la constitution afin de rester au pouvoir au delà du
terme constitutionnel imparti.
Le défi
pour le gouvernement de transition était alors de définir une stratégie qui
permettrait assez rapidement de retourner à l'ordre constitutionnel sans que
cela ne puisse être interprété comme une rupture démocratique. Cette stratégie
comprenait quatre volets:
i- Trouver un consensus entre les différents
acteurs politiques, religieux et la société civile.
ii- Instaurer un climat sécuritaire
propice en rendant la police nationale plus efficace.
iii- Mettre en place un Conseil
Electoral Provisoire indépendant capable de gérer librement les différentes
opérations électorales.
iv- Trouver le financement
nécessaire pour la réalisation des élections.
L'action du gouvernement de
transition, dont la mission essentielle était d'organiser des
élections libres,
démocratiques et inclusives était guidée par cinq (5) principes directeurs:
i- La défense faite aux Ministres, Secrétaires
d'états, Directeurs généraux et autres hauts cadres de l'administration et de
la police de se porter candidat à moins qu'ils démissionnent.
ii- L'engagement irrévocable pris
par les Ministres et Secrétaires d'état de renoncer de renoncer à tous postes ministériels
ou diplomatiques du premier gouvernement qui sortirait du gouvernement.
iii- La nécessité d'inclure toutes
les tendances politiques y compris les cadres ou militants du gouvernement précédent.
iv- La transparence totale du
processus électoral par l'utilisation des nouvelles technologies d'information,
depuis la préparation des cartes électorales jusqu'a la tabulation et la
proclamation des résultats.
v- L'interdiction totale d'utiliser
des ressources financières ou matérielles de l'état en faveur ou contre un
candidat à la course électorale.
Le processus s'est déroulé dans de très
bonnes conditions grâce à la neutralité du gouvernement, de la police et des
observateurs nationaux et internationaux. De plus, l'indépendance totale du CEP
et l'accès équitable de tous les partis politiques à la presse d'état tant parlée,
écrite ou télévisée ont grandement facilité la réalisation de ces élections.
Les résultats des élections ont été
salués par l'ensemble de la classe politique et la communauté internationale.
Il n'y a eu aucune contestation vis-à-vis des députés ou sénateurs élus. Tous
ont été légitimes comme étant les représentants authentiques de la volonté
populaire.
La journée du 7 février 2006 restera
dans les anales politiques d'Haïti, comme une journée historique au cours de
laquelle le peuple a voulu réaffirmer sa foi dans la démocratie représentative
et son espoir que la politique pouvait se faire dorénavant dans le respect des
lois et de la personne humaine.
III- Réforme de
l’Etat
En
attendant la refondation de l’Etat, par un éventuel dialogue national, le
gouvernement de transition a entrepris une vaste réforme de l’Etat visant en
particulier à la déconcentration des services publics, la modernisation de
l’administration, le renforcement des institutions étatiques, la reforme de l’état
civil, la refonte des lois devenues désuètes ou inadaptées à l’évolution des mœurs
et la mise en œuvre d’un programme de convivialité entre le gouvernement, la
société civile, le secteur privé des affaires et les acteurs politiques. De
plus, le gouvernement avait entrepris une réforme en profondeur de
l’administration publique en codifiant les conditions de recrutement, de
promotion, de mise à la retraite et de révocation des fonctionnaires. Nous
avons lancé les bases d’un véritable statut de la fonction publique axé
sur la compétence si indispensable pour la mise en place d’une
administration publique efficace au service du développement national.
IV- Bonne gouvernance
économique et lutte contre la corruption
La bonne gouvernance
économique et financière préconisée par le gouvernement s’articulait autour de 8 axes principaux :
i-La
recherche des grands équilibres macro économiques visant à juguler
l’inflation, à augmenter les recettes fiscales et douanières et à réduire le
train de vie de l’Etat.
ii-
L’élimination des comptes discrétionnaires de la Présidence, de la
Primature et des différents ministères et institutions publiques autonomes.
Exceptionnellement la Présidence de la République, la Primature et le
ministère de l’économie et des finances, pour des raisons d’efficacité, avaient
été autorisés à maintenir un (1) compte discrétionnaire.
iii-
La création de grilles de salaires pour les différentes catégories de
fonctionnaires et d’employés publics ainsi qu’une grille officielle de «Per
diem » pour tous les agents de l’Etat en mission à l’étranger, y compris le
Président de la République, le Premier ministre et les ministres,
secrétaires d’Etat et directeurs généraux.
iv-
La création du Centre de Facilitation des Investissements (CFI) dans le but
d’encourager les investissements, réduire les formalités bureaucratiques liées
à la création des entreprises et de promouvoir l’esprit d’entreprises
seul capable effectivement de contribuer à la création d’emplois et la
génération
de revenus.
v-
L’assistance donnée au secteur privé des affaires par un programme spécial de«
stimulus » pour aider à son relèvement après les destructions et les
pillages qui ont suivi le départ du Président Aristide le 29 février 2004.
vi-
L’institutionnalisation de la lutte contre la corruption par le renforcement de
l’UCREF et la création de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC)
vii-
L’obligation faite aux fonctionnaires de rang élevé de déclarer leur patrimoine
au greffe du tribunal de première instance de Port-au-Prince au
moment de leur entrée en fonction et au moment de leur départ.
viii-
La création de la Commission Nationale des Marchés Publics (CNMP) qui établit les règles applicables à la passation, l’approbation,
l’exécution et au contrôle de tous les marchés publics.
V- Renforcement de la
sécurité Publique
Dès
son arrivée au pouvoir, le gouvernement de transition a trouvé dans le pays une police
nationale faible en effectif, peu professionnelle, infiltrée de bandits, mal
équipée, mal formée et mal payée. Face à cette situation, il était très
difficile pour le gouvernement de lutter contre les gangs armés liés au
mouvement lavalas en grande partie. Pour
renforcer la sécurité publique, nous avons mis en place une stratégie
autour de 4 axes principaux :
i-
Recrutement de nouveaux
policiers sur la base d’un concours et vetting des membres
de la PNH afin d’identifier les bandits qui avaient infiltré l’institution.
ii-
Instructions aux policiers de toujours donner
une réponse proportionnelle face aux attaques des gangs armés contre lesquels
ils ne devraient utiliser leurs armes que dans les cas de légitime défense.
iii-
Mise en place d’un
programme de formation accélérée incluant des cours sur la protection des droits de l’homme et l’acquisition d’équipements
de base pour protéger les policiers y compris des gilets par balles et des
armes de poing.
iv-
Amélioration des salaires et autres compensations
accordées aux policiers et la construction de nouveaux commissariats de
police bien équipés. Cette stratégie a donné de très bons résultats
surtout après la
nomination d’un nouveau Commandant en chef de
la Police hautement qualifié et très motivé à donner à la PNH le vrai
sens de sa responsabilité première qui est de servir et de
protéger.
Pour
conclure, je dirai qu’en deux ans et malgré les limitations imposées par l’Accord
du 4 avril 2004, le gouvernement de transition peut se prévaloir d’un
bilan positif. Ce bilan est marquee essentiellement par l’organisation d’élections libres,
démocratiques, transparentes et surtout inclusives. A aucun moment, l’Etat
n’est intervenu pour bloquer ou aider un candidat.
Ce
bilan est aussi marqué par des avancées notables dans les domaines de la déconcentration/décentralisation
administrative, de la recherche d’un équilibre du GENRE, de la création d’un
cadre de coopération internationale et de l’institutionnalisation de la lutte
contre la corruption.
On notera enfin tous les efforts du
gouvernement pour créer un climat de convivialité entre tous les acteurs
de la vie politique et de la société civile. Cependant, il est bon de
remarquer que le gouvernement de transition a fait face à deux grands obstacles
qui auraient pu compromettre sa mission. Le premier obstacle, d’ordre politique,
était le refus des lavalassiens de
participer au processus électoral. Le deuxième, d’ordre sécuritaire, consistait
en la présence des groupes armés qui créaient des troubles un
peu partout à travers le pays, et spécifiquement à Port-au-Prince.
La grande leçon à tirer de l’expérience du
gouvernement de transition, est qu’un Premier ministre, chef de
gouvernement, peut très bien coexister à coté d’un Président de la
République, chef de l’Etat, pourvu que les deux mettent les intérêts
vitaux du pays au dessus de leurs intérêts personnels, familiaux ou idéologiques.
J’ose croire qu’en facilitant et en
encourageant la mise en place d’un gouvernement et d’un parlement légitimes
ainsi qu’en institutionnalisant la lutte contre la corruption, le gouvernement
de transition aura contribué à jeter les bases indispensables pour la modernisation
des structures politiques, sociales, et économiques d’Haïti.
Gérard Latortue
Janvier
2013
Pour le texte complet de l’Accord du 4 avril 2004, voir le
Livre Blanc du Gouvernement de transition, Annexe 2