LE VIRAGE
Bernard Etheart
13 Mars 3017
Cela
fait maintenant plus d’un mois que je me suis aventuré à écrire sur un thème
qui n’est vraiment pas ma spécialité : l’économie (voir HEM Vol. 31 # 04 à
08). Vous me demanderez quelle mouche m’a piqué et j’ai envie de vous répondre
avec cette fameuse phrase du « Tigre », je veux parler de George
Clémenceau, Président du Conseil (Premier Ministre) en France durant les
dernières années de la « Grande Guerre » (1914-1918), qui
affirmait : « La guerre est une
chose trop importante pour être confiée à des militaires ». Dans notre
cas on aurait juste besoin d’une petite modification : l’économie est une chose trop importante
pour être confiée à des économistes.
Mais,
cette petite impertinence mise à part, voyons quel est le fond du problème. Eh bien,
c’est tout simplement que, en dépit de toutes les aides en paroles et en
espèces sonnantes et trébuchantes, l’économie haïtienne continue sa descente
infernale vers l’abîme et les conditions de vie de la grande majorité de la
population ne cessent de se détériorer. Comme dirait Hamlet, il y a quelque
chose qui ne tourne pas rond dans le royaume et il s’agirait de voir de quoi il
s’agit et ce qu’il faut changer. C’est dans ce sens que j’ai parlé d’une
« nouvelle politique économique » (voir Une nouvelle politique économique, pour un nouveau gouvernement, HEM Vol. 31 # 04 du 08-14/02/2017) et d’un « nouveau
paradigme » (voir Un nouveau
paradigme ( ! ?), HEM Vol. 31 # 5 du 15-21/02/2017).
Dans
ce second article j‘avais exposé l’opposition entre les deux projets de société
en compétition au moment de la création de l’État d’Haïti : « voie
démocratique paysanne » et « voie aristocratique terrienne », et
j’avais terminé en disant que c’était cette dernière qui l’avait emporté,
compte tenu de la catégorie sociale qui était arrivée à monopoliser le pouvoir (voir Un nouveau paradigme
( ! ?), HEM Vol. 31 # 5 du 15-21/02/2017).
Identifier
et donner un nom aux faits sociaux est une chose, mais encore faut-il bien
comprendre ce qui se cache derrière ce nom. Dans le cas de la « voie aristocratique
terrienne », l’idée centrale est que c’est
le commerce des denrées tropicales qui avait fait la richesse de la colonie de
Saint Domingue (ceci est encore à voir) et, que si on veut assurer la richesse
du nouvel État, il faut relancer cette exportation de denrées tropicales, car
c’est elle qui va faire entrer l’argent du blanc dans nos caisses.
Cette
idée remonte au moins au Précurseur, Toussaint Louverture, mais on la retrouve
tout au long de notre histoire. Je veux en donner deux exemples. Quand Salomon
prit sa loi de 1883 qui prévoyait la distribution de terres de l’Etat à des
paysans, il fut explicitement stipulé qu’une importante proportion de la
parcelle attribuée devait être destinée à la production de denrées
d’exportation. 55 ans plus tard, la loi de mars 1938 sur les colonies agricoles
prévoyait que les parcelles distribuées aux familles devaient produire « à la fois des vivres alimentaires et des
articles d’exportation ».
Je
voudrais essayer
d’imaginer un autre paradigme, mais avant tout je veux dire clairement quels
sont les objectifs que nous fixons pour notre agriculture :
-
Le premier est la production alimentaire pour satisfaire aux
besoins de la population haïtienne. Nous devons sortir de cette situation où
notre agriculture produit moins de la moitié de ce que nous consommons.
-
Le second est la création d’emplois en milieu rural avec entre
autres buts, celui de réduire cet exode rural qui est à l’origine du profond
déséquilibre démographique que nous connaissons aujourd’hui.
Je sais que ce deuxième objectif va à
l’encontre des propositions que nous font les grands esprits, à savoir vider
les campagnes de leurs habitants et parquer tout le monde dans des parcs
industriels, mais rien que d’y penser, je reviens à cette formulation de
Chavannes Jean-Baptiste, que j’ai déjà citée, quand il parle d’un projet de
« recolonisation » du pays (voir Le
salut dans l’agriculture ?, HEM
Vol. 31 # 06 du22-28/02/2017).
Venons-en au grand argument économique
à savoir que les exportations sont sources de richesse car ce sont elles qui
font rentrer les devises dans le pays. Sur ce point j’ai deux remarques.
La première est que les exportations
ne font pas rentrer les devises dans le pays, elles les font entrer dans la
poche des exportateurs. C’est comme quand on parle de la richesse de la colonie
de Saint Domingue. Saint Domingue n’était pas riche ; la majorité de la
population vivait même dans des conditions exécrables : ils étaient
esclaves. Les riches c’étaient les colons, mais surtout les négociants des
grands ports français qui recevaient les bateaux arrivant des Antilles.
La seconde remarque est que nous avons
une autre source de rentrées de devises, et qui aujourd’hui est plus importante
que toute l’assistance que nous pouvons recevoir des généreux bailleurs de
fonds (savez-vous comment on les appelle dans le peuple ? « baryè de
fon » pas mal non ?), je veux parler de ce qu’on appelle, je crois, les
« rémittences », autrement dit les transferts de la diaspora.
L’avantage de ces fonds est qu’ils ne sont pas directement captés par les requins
de bord de mer ; ils sont envoyés à des particuliers qui les utilisent
selon leurs besoins, y compris pour acheter de la nourriture.
Il suffit donc de mener une politique
qui facilite l’accès des consommateurs aux produits locaux et nous aurons une
« exportation différenciée » mais dont les profits iront directement
au producteur lequel pourra alors devenir consommateur de produits manufacturés
éventuellement produits localement.
Je sais, vous allez vous moquer de mon
« il suffit de … » ; je ne me fais pas d’illusions ; je
sais qu’il sera très difficile d’amener les consommateurs à faire machine
arrière en ce qui concerne les mauvaises habitudes de consommation qu’ils ont
acquises durant ces trente dernières années. Mais cela devra faire partie d’une
vaste campagne de revalorisation de nos us et coutumes, en un mot, de notre
culture. Je crois avoir décelé des indices favorables à ce changement, aussi je
ne désespère pas de nous voir prendre ce virage.
Bernard Ethéart
Lundi 13 mars 2017
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