vendredi 14 mars 2014

De l'autosuffisance à la souveraineté alimentaire : Evolution de la notion « fourre-tout » de sécurité alimentaire


De l'autosuffisance à la souveraineté alimentaire : Evolution de la notion « fourre-tout » de sécurité alimentaire
Le Nouvelliste | Publié le : 25 mai 2005
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D'entrée de jeu, disons que le concept de sécurité alimentaire est loin d'être définitivement établi, aussi bien en Haïti que dans les pays les plus avancés, et ceci pour des raisons différentes. S'il fait l'objet de débats importants dans les milieux internationaux -Organisations internationales, Société civile internationale ; ONG, Universités- ce concept passe totalement inaperçu dans le pays au point que bon nombre de professionnels, universitaires et aussi des dirigeants politiques, à tort ou à raison, le confondent encore avec l'aide alimentaire ou n'arrivent pas encore à le cerner. Ceci est d'autant plus surprenant (voire inquiétant) que la sécurité alimentaire occupe une place de choix dans les objectifs déclarés des projets de nombreuses ONG évoluant sur le terrain, de la politique agricole du ministère de l'agriculture, et aussi de la coopération bilatérale de développement. Pour couronner le tout, le pays dispose d'une structure institutionnelle qui s'en occupe de manière exclusive. A la vérité, la notion de sécurité alimentaire est assez élastique. Comme tout concept de cette envergure, il a un caractère polysémique. A dire vrai, c'est le genre de concept « fourre-tout » dont la coopération internationale de développement en a le secret. Aussi des efforts sont-ils faits pour le formuler de manière à satisfaire le plus grand nombre d'acteurs possible. On peut l'envisager aussi bien dans un esprit très restreint que dans une perspective très large, voire englobante, en prenant en compte les différents aspects liés à l'offre d'aliments et à la capacité d'accès à ces aliments, tout en abordant des questions relatives à la nutrition et la santé, la qualité des aliments, les habitudes et la culture alimentaire et la durabilité du système alimentaire. Les définitions varient d'un spécialiste à un autre, d'une organisation à une autre. C'est un concept qui charrie en plus des particularités idéologiques, les préoccupations des spécialistes de tout bord : économie, agriculture, nutrition, santé, environnement, anthropologie, politique, religion, etc... Il est qualifié de transversal, de multidimensionnel. Dans la réalité, la question de la sécurité alimentaire est abordée de différentes manières. De la façon dont elle définie, dépendent la conception des politiques, les orientations et les actions qui vont être élaborées et implémentées. Un concept en évolution permanente Le concept de sécurité alimentaire n'est pas trop jeune, son utilisation daterait de la fin de la première guerre mondiale. Par contre, sa remise en cause ne date que d'environ une trentaine d'années. Cette remise en question remonte au milieu de la décennie 70, plus exactement lors de la Conférence mondiale sur l'alimentation en 1974. Par rapport à la situation de l'époque - Guerre froide, Food Diplomacy, Révolution verte - la notion de sécurité alimentaire s'alignait sur une vision d'autosuffisance alimentaire. Elle s'inscrivait dans le cadre de la souveraineté d'un pays, de sécurité nationale. Il s'agissait pour un pays d'avoir suffisamment de nourriture en stock pour parer aux périodes critiques consécutives à des aléas climatiques, des insurrections armées internes, des embargos, etc... La sécurité alimentaire était considérée comme une réponse aux crises alimentaires, lesquelles étaient analysées comme résultant des insuffisances d'offre locale. Elle était définie comme « la capacité des pays déficitaires ou des régions déficitaires à l'intérieur de ces pays à atteindre, sur une base annuelle, des niveaux de consommation souhaitable ». Un pays devrait mettre en oeuvre des politiques d'autosuffisance en matière alimentaire pour affirmer sa souveraineté nationale. Ce concept d'autosuffisance, écrit Jean Paul Minvielle, correspondait à une « lecture » politico-économique de l'organisation du monde, caractérisée par des concepts parallèles de développement autocentré et d'indépendance alimentaire. A l'époque, la sécurité alimentaire renvoyait uniquement à la question de l'offre alimentaire, donc à la production. Aucune mention n'était faite des nécessités de la répartition et de l'adaptation à la demande. L'analyse de la sécurité alimentaire se faisait exclusivement sur la base de la production agricole nationale. Durant la décennie 80, période marquée par la généralisation des programmes d'ajustement structurel des Institutions de Bretton Woods (IBW), cette approche allait être remise en question. La manière de concevoir la notion de sécurité alimentaire a évolué dans une double direction. D'une part, la notion a été progressivement appliquée à des entités démographiques de plus en plus désagrégées - du niveau national au niveau du ménage ; D'autre part, l'on est passé d'une perception alimentaire simple vers la prise en compte du niveau de vie des familles. Un accent de plus en plus important a été mis sur l'accès à l'alimentation. Cette double évolution dans la conception de la notion s'est vite traduite dans les politiques mises en oeuvre qui ont concentré les efforts sur les actions tendant à faciliter l'accessibilité des aliments tel que l'amélioration du pouvoir d'achat des ménages par la création des activités génératrices de revenus. L'influence des IBW s'est fait particulièrement remarquée en raison du triomphe des options économiques néolibérales. Aussi en 1986 dans son rapport sur la pauvreté et la faim, la Banque mondiale pense-t-elle que la sécurité alimentaire réside dans l'« accès de toute personne et à tout moment à une alimentation suffisante pour mener une vie en pleine santé » . Dans les années 90, ce processus d'élargissement de la notion s'est poursuivi et a trouvé un environnement international plus favorable et porté au consensus. Cette décennie est marquée par la conjonction de plusieurs facteurs tant sur le plan politique (fin de la guerre froide, multilatéralisme, développement de l'humanitaire) qu'économique (renouvellement des programmes d'ajustement structurel dits de seconde génération) ; la tenue de nombreux sommets et conférences internationales à Rio, Copenhague, Rome. La nouvelle approche est à relier à l'émergence du concept de développement humain du PNUD. Elle découle également des conséquences néfastes notamment sur le plan social de la mise en oeuvre des politiques néolibérales concoctées par les IBW. Elle a trouvé sa pleine signification lors du sommet mondial de l'alimentation réuni à Rome en 1996 sous l'égide de la FAO. Le sommet adoptera la définition qui suit : « accès physique et économique de tous, à tout moment, à une nourriture suffisante, salubre et nutritive, leur permettant de satisfaire leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Pour des auteurs comme G. Ghersi, analysant les résultats d'un forum Internet sur la sécurité alimentaire en 1996, y a ajouté d'autres précisions. Pour eux, le concept renvoie à une "situation dans laquelle toute personne peut accéder, économiquement, physiquement et en tout temps, à une alimentation adéquate [quantité et qualité] lui permettant de mener une vie productive et en bonne santé, de laquelle toutes formes de malnutrition et de sous-alimentation sont absentes". Comme c'est souvent le cas dans les grands palabres internationaux, cette définition s'est voulu la plus large que possible pour atteindre le consensus. II y a lieu de dire que cette acception de la sécurité alimentaire est issue du nouveau paradigme qui a marqué la fin de l'interventionnisme étatique, combiné à la mondialisation des échanges. Des définitions de plus en plus englobantes La mondialisation économique, par ses implications, a significativement modifié l'environnement alimentaire mondial. Le réexamen et l'élargissement du concept se poursuivent parallèlement à l'évolution des contextes national et mondial. En témoignent les acceptions qui se veulent les plus complètes que possible en essayant d'englober de nombreux aspects. On a commencé par insister sur les aspects de l'offre alimentaire ; pour ensuite lier la disponibilité des aliments et la capacité des individus à les acquérir ; pour aboutir au lien entre la sécurité alimentaire et la question de la pauvreté (la pauvreté étant considérée à la fois comme cause et conséquence de l'insécurité alimentaire). Dans les plus récentes définitions proposées de la sécurité alimentaire, les éléments qui reviennent le plus souvent sont (1) la disponibilité d'une alimentation suffisante, produite nationalement et/ou importée par voie commerciale ou bénéficiée dans le cadre d'aide alimentaire; (2) l'accès (physique et économique) à cette alimentation ; (3) la réduction des risques de vulnérabilité et la sécurisation des moyens d'existence; (4) la nécessité de considérer le court, le moyen et le long terme (« Soutenabilité » sécurité alimentaire durable). La sécurité alimentaire est également abordée en terme de Droit (référence aussi aux travaux de Amartya Sen). L'article 25 de la Déclaration des droits de l'homme des Nations Unies l'établit clairement comme un des droits fondamentaux. Dans les débats actuels au sein de cet organisme, le droit à l'alimentation constitue le thème central des discussions sur la mise en oeuvre des droits économiques, sociaux et culturels. A ce titre, l'APM (Réseau Agriculture Paysanne Mondialisation) dans un Cahier publié en 2001 propose la définition qui suit : « La sécurité alimentaire et nutritionnelle est la garantie du droit de tous à l'accès à des aliments de qualité, en quantité suffisante, et de façon permanente, basée sur des pratiques alimentaires saines et respectueuses des caractéristiques culturelles de chaque peuple, manifesté dans l'acte de se nourrir. Cette condition ne peut compromettre l'accès à d'autres nécessités essentielles, ni au système d'alimentaire futur, devant se réaliser sur des bases durables. Il est de la responsabilité des Etats nationaux d'assurer ce droit et ils doivent le faire dans une articulation avec la société civile, dans des formes qui permettent de l'exercer. » Aujourd'hui ne parle-t-on pas de '''souveraineté alimentaire'' ?. Elle désigne le droit des populations ou de leurs pays à définir leur politique agricole et alimentaire. Cette souveraineté inclut, entre autres, la priorité donnée à la production agricole locale pour nourrir la population; l'accès des agro-producteurs aux ressources productives; à se protéger de la concurrence déloyale ; la participation des populations aux choix des politiques agricoles. Question complexe et remise en cause perpétuelle Durant les trois dernières décennies le cadre conceptuel de la sécurité alimentaire a beaucoup changé. L'évolution des perceptions du problème de l'in/sécurité alimentaire et son traitement ont été directement influencés par les importantes mutations économiques et géopolitiques, qu'a connu notre monde. L'analyse de la question alimentaire a significativement évolué au fil du temps. L'un des facteurs les plus importants de cette évolution a été, le passage progressif du concept d'autosuffisance alimentaire à celui de sécurité alimentaire, qui en rapport avec le contexte de globalisation actuel renvoie à la fois à la production intérieure et à la capacité économique d'importer pour satisfaire les besoins de la population. Ce que la FAO a appelé l'autodépendance alimentaire. L'évolution conceptuelle a donc conduit à un élargissement de l'approche, bien au-delà des seuls systèmes productifs agricoles et nationaux. Dans les plus récentes formulations, la capacité des populations à se nourrir devient un phénomène complexe qui associe la disponibilité des produits alimentaires à celles des moyens physiques et financiers à les acquérir, tout en considérant les questions de la durabilité et des valeurs culturelles. Il en est résulté un concept élargi, multidimensionnel recouvrant des aspects techniques, économiques, écologiques, sociales, culturelles et politiques et pouvant, de ce fait être abordé de plusieurs manières. C'est un fait que la question de la sécurité alimentaire se révèle très complexe. Elle déborde les aspects strictement alimentaires, nutritionnels de la question pour ouvrir sur des interrogations plus globales sur les modèles de consommation, la question des cultures de rentes/cultures vivrières ; les systèmes d'approvisionnement des marchés, la question de la pauvreté ; les politiques de développement. A l'instar de toutes les grandes questions de développement, la question alimentaire subit les effets de l'évolution de l'environnement politique national et international. Aussi le concept de sécurité alimentaire fait-il, et fera-t-il, encore l'objet de débats et d'une remise en questions permanente. A l'instar des concepts-vedettes de notre époque du type pauvreté, gouvernance, la sécurité alimentaire est un « concept-valise » dans lequel on a tout mis. Ce qui est sûr, c'est que « l'évolution des approches n'est pas pour autant terminée et les focalisations actuelles sur les questions de pauvreté montrent bien l'interdépendance entre les questions de sécurité alimentaire et de sécurité humaine au niveau individuel ». La question complexe de l'alimentation est ces derniers temps abordée moins sous un angle technique (sécurité alimentaire) que politique (souveraineté alimentaire) compte tenu du refus des grandes puissances à ouvrir leurs marchés agricoles et à se protéger alors que les pays en développement se voient contraindre de procéder à la libéralisation de leur économie et du commerce. Au niveau haïtien, les variables affectant la sécurité alimentaire vont de la pauvreté à la persistance des troubles sociopolitiques en passant par la disponibilité des aliments, la dynamique démographique, des techniques de production agricole inappropriées, la concurrence déloyale, l'incohérence des politiques agro-économiques, pour ne mentionner que ces éléments. Les autorités publiques doivent avoir les bonnes informations pour prendre les décisions adéquates susceptibles de modifier le phénomène. L'évolution des approches et des contextes nous commande à réfléchir et à réexaminer notre conception de la sécurité alimentaire de manière à pouvoir élaborer et implémenter les politiques publiques de sécurité alimentaire qui prennent l'ensemble des aspects de la question. Par exemple ne serait-il pas intéressant de procéder à l'examen des liens entre la crise agro-alimentaire et la persistance des instabilités sociopolitiques.
Pascal Pecos Lundy pascallundy@hotmail.com

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