dimanche 16 juin 2013

LES SPECIALISTES DE LA PROPAGANDE PRIS A LEUR PROPRE PIEGE

Les spécialistes de la propagande pris à leur propre piège

Par Leslie Péan,  13 juin 2013

Le marketing politique du gouvernement Laurent Lamothe a échoué le mardi 4 juin 2013 au Sénat. Si les questions posées n’étaient pas toujours conformes aux attentes, les réponses apportées aux élus n’étaient pas à la hauteur des dossiers présentés et des enjeux pour le pays.  C’est dommage. Le gouvernement a étalé son incompétence devant les médias, à la radio et à la télévision. Il n’a pas pu justifier nombre de dépenses dont les 5 milliards de gourdes (113 millions de dollars US) du Fonds d'urgence qui ont été débloqués suite au passage des ouragans Isaac et Sandy en 2012. Mais aussi d’autres dépenses, dont le 1 milliard 900 millions gourdes laissé par le gouvernement Préval, l’argent des appels téléphoniques (50 millions de dollars selon le gouvernement et 69 millions de dollars selon le sénateur Jocelerme Privert, fiscaliste et ancien directeur de la DGI) et des transferts, le fonds d’amortissement des dettes (annulées) par le Venezuela, etc.
Durant les deux dernières années, l’accroissement des dépenses publiques a heurté de plein fouet  le consommateur moyen avec l’augmentation continue du taux de change nominal USD/HTG de 40 gourdes en 2011 à 44 gourdes aujourd’hui (50 gourdes la nuit dans les bars) d’une part, et l’accroissement des prix des produits de première nécessité d’autre part. Selon les dernières données, l’insécurité alimentaire monte en flèche, frappant 15% de la population en 2013 (1.52 million de personnes) contre 8% (800,000 personnes) en 2011[1]. En plus de ce groupe, 6.7 millions d’Haïtiens n’arrivent pas à manger régulièrement selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM)[2]. Le Ministère du Commerce et de l’Industrie avait tiré la sonnette d’alarme sur la baisse du niveau de vie en disant : « Il est devenu de plus en plus inquiétant, quand on sait que plus de trois millions de gens souffrent de la malnutrition, dont 77% vivent en milieu rural [3]». Ce mardi soir 4 juin, le premier ministre Lamothe, qui bénéficiait d’un préjugé favorable par rapport au président Martelly, est tombé de son piédestal.  Mais cela ne veut nullement dire qu’il ne va pas tenter de chausser d’autres bottes. Premye so pa so. Dans un milieu où l’esprit et la raison sont continuellement assaillis, on peut parier que la fonction digestive qui vient avec le pouvoir l’emportera sur la fonction psychique.

Une gargote

Les ministres qui accompagnaient Laurent Lamothe ont essayé de communiquer mais ils n’avaient pas d’arguments convaincants. Là est leur problème. Ils ont affiché des ambitions mais n’avaient aucune substance. L’impression dominante à la sortie de la convocation était celle d’une cuisine peu soignée, d’une gargote ! Les ministres se sont diminués et humiliés devant la nation. C’est regrettable. Ils ont détruit l’image de leur hyperactivité, de leurs voyages, et de leur omniprésence sur la scène publique comme des vedettes de cinéma. On a eu le souffle coupé d’indignation de se  voir représentés par des individus aux regards noyés dans l’impuissance et le ressentiment. En fait, l’incapacité des ministres à communiquer clairement n’a d’égal que leur incompétence politique.
Pourquoi les ministres n’ont-ils pas anticipé les questions des sénateurs et préparé des réponses adéquates ? C’est ce qui se fait partout. Pourtant, le gouvernement Lamothe s’est toujours présenté comme celui de la communication. Que s’est-il donc passé ? Cela aurait dû être sa préoccupation première d’autant plus qu’il ne s’est pas présenté en plusieurs occasions antérieures devant le Parlement. La moindre intelligence appliquée aux affaires de l’État permettait de faire un relevé  détaillé des préoccupations des sénateurs pour établir un cahier de charges. Comme le dit Simon Dieuseul Desras, président du Sénat : « les suspicions et les dénonciations sont nombreuses et péremptoires : elles portent sur la corruption, le népotisme, le pillage et le gaspillage des fonds publics ».
                Comment analyser la situation après la catastrophe de la séance de convocation du premier ministre au Parlement ? Dans tout autre pays démocratique, le gouvernement aurait été défait séance tenante, pris au piège de sa propre politique de communication. C’est l’amère expérience de la démocratie. On a vu la caricature de la démagogie populiste incapable de fournir des explications rationnelles sur l’utilisation de la caisse publique. Pour sortir de ce mauvais pas, le premier ministre n’a trouvé rien de mieux que de présenter des photos et un bel album de souvenirs Après deux ans d’intoxication, la population haïtienne a fini par voir le bout de l’oreille de l’âne. La machine de propagande des tèt kale a créé une situation quasi irréversible. Leur but étant d’avoir tout le pouvoir pour eux, ils ont ignoré les règles élémentaires d’une gestion politique saine qui, tout en préservant leurs intérêts, permette de sauvegarder l’intérêt général. Les calculs d’épicier ne mènent pas loin. Sauf si l’opposition n’est pas à la hauteur.

Le temps des bandits légaux

La cassure de la relation avec l’opinion était claire. Le gouvernement a perdu tout ce qui lui restait de confiance dans la population. L’expression sur les visages des ministres était celle de la douleur et les sénateurs ont décodé dans le désarroi de nos dirigeants les subtilités de la corruption. C’était le cas quand Wilson Laleau, ministre des Finances, a déclaré ne rien savoir du million de dollars dépensé par le pouvoir exécutif pour les manifestions du 14 mai 2013 tenues au Champ de Mars. On doit reconnaître qu’il n’a même pas tenté de vendre des illusions ou des mensonges. L’Exécutif a-t-il des tiroirs secrets ou le ministre n’a-t-il pas le contrôle des dépenses fiscales ?
                Pour certains, le gouvernement Lamothe est celui d’un groupe navigant sans boussole.  Pour d’autres, on a affaire à une bande de bandits légaux déterminés à tout prendre pour eux-mêmes. Quant au président Martelly, sa stratégie s’appuie sur une exploitation éhontée des carnavals mais aussi, sur l’irrationalité des ventres creux et les bas instincts des adeptes des ripailles. Tablant sur la myopie de l’opinion, il se recueille autant au Vatican que dans les lakous de  Souvenance, Soukri et Badjo avec la même ferveur. Pas seulement religieuse mais aussi spéculative qui lui a permis de se rapprocher des affaires intéressantes à l’horizon avec l’exploitation des mines d’or, de cuivre, d’argent et de molitdem[4]. Avec la même vigueur qu’à l’accoutumée pour donner le contrôle de 16 des 18 sites miniers à la compagnie dénommée Caribbean General Trading (CGT) dirigée par son médecin privé résidant en Floride. 
À cet égard, il n’existe aucun complexe de timidité dans la mainmise du pouvoir exécutif sur ces gisements miniers dont un seul est évalué à plus de 11 milliards de dollars. Les signes avant-coureurs de l’irrégularité ne manquent pas et le président a pris toutes les dispositions pour que le secteur minier échappe aux capacités de contrôle du Parlement. Si faibles soient-elles, celles-ci sont tout de même sous-utilisées.  Le bilan de deux ans du pouvoir exécutif montre une corruption jamais vue auparavant à travers des allocations des fonds publics à l’épouse du président, à son fils et à travers des mécanismes de taxation sans représentation, mais aussi sans aucune loi autorisant de telles ponctions. Des impératifs d’accaparement créant une psychose handicapant la nouvelle dynamique que le premier ministre voudrait incarner, avec toutefois un côté brouillon.

Le sabordage d’un élan enthousiaste

                En dépit de cet aspect, le gouvernement Lamothe a fini par accepter de se présenter devant le Parlement. Malgré son autoritarisme hésitant et son goût effréné du pouvoir,  le président Martelly a poussé dans cette direction, obligeant Lamothe à accepter de se courber devant le contre-pouvoir du Sénat. A-t-il utilisé Laurent Lamothe comme un fusible pour faire baisser la tension ? Le cynisme et l’audace sont les seuls atouts de Martelly. On le voit en clair dans le secteur de l’électricité où il joue gros avec une politique de mystification. L’EDH ne donne l’électricité, selon les quartiers de la capitale que pendant  6 heures par jour, pour ceux qui ont de la chance. Une famille haïtienne à la capitale doit dépenser pour une petite génératrice des achats de kérosène de 25 dollars $US,  soit 1000 gourdes par jour. Ceux qui ont un inverter doivent encore acheter des batteries à 175 dollars US l’unité pour le faire fonctionner. Malgré l’absence de courant électrique, l’EDH envoie un bordereau de 5 000 à 10 000 gourdes par mois à ses abonnés.
                Les démocrates en prenant le contre-pied du pouvoir ne laissent plus la totalité des leviers politiques aux mains de l’Exécutif. La convocation du mardi 4 juin 2013 au Sénat est un satisfecit sans nuance pour l’opposition démocratique qui a toujours dit dès le début que  Martelly n’a pas les compétences pour diriger le pays.  Un constat universel. En contraignant Laurent Lamothe à s’engager dans cette épreuve où il a dévoilé ses faiblesses, le président Martelly a gagné une manche. Et de ce fait, il a sabordé les desseins que l’on prête à son premier ministre et que tout semble confirmer.  L’élan enthousiaste d’une force se voulant engagée, nouvelle, dynamique et jeune vient de subir un revers de taille.  Mais il importe d’être vigilants pour éviter d’être les dindons de la farce. À cette étape, la question aux sénateurs est celle-ci : le jeu vaut-il la chandelle ? Faut-il vraiment s’émouvoir dans la guéguerre larvée entre le président et son premier ministre ? Ne faut-il pas, au lieu de s’indigner des frictions entre des associés, plutôt méditer sur les destinées d’Haïti  face à une opposition qui n’arrive pas à donner des signes d’une maturité et des preuves convaincantes de sa capacité à assumer ses propres responsabilités ?

Sur les brisées du nationaliste Joseph Jolibois

Le sénateur Moïse Jean-Charles avait des arguments pour dénoncer la gestion du premier ministre. Ses accusations n’avaient encore utilisé que le quart des cartes qu’il avait en main. Revenu d’une tournée en Amérique Latine où il a mobilisé l’opinion publique pour s’opposer à l’occupation de la MINUSTAH, comme l’avait fait le nationaliste Joseph Jolibois entre 1926 et 1930 contre l’occupation américaine[5], le sénateur Moïse Jean-Charles allait passer à une autre étape. Selon certains, les forces d’occupation, intervenant dans cette marmite qui bouillonne, ont fait pression pour mettre fin à la séance. Aussi, le projet de résolution du sénateur Moïse Jean-Charles appelant à l’organisation d’une séance d’interpellation n’a pas pu se concrétiser. Selon d’autres, il se faisait tard et le président  du Sénat n’avait plus le choix. Comme on le sait, la séance s’est terminée en queue de poisson ! Le premier ministre a été sauvé miraculeusement de la condamnation. Mais il est encore dans une zone de turbulences. Après avoir été aussi saccagé en public, peut-il encore projeter l’image d’un être de lumière ?
De leur côté, les forces armées de l’occupation de la MINUSTAH sont en train de leurrer tout le monde. L’important est de  tout faire pour que les contrats miniers ne soient pas remis en question par des appels d’offres internationaux et des accords à ratifier au Parlement. C’est cela le vrai enjeu. C’est le fond des allées et venues entre présidence, primature, parlement, l’ex-gouvernement Préval, etc. Il faut donc une période de caducité du Parlement pour permettre d’avaliser les contrats miniers signés ou à signer par le gouvernement. Tout est censé fonctionner sur les roulettes bien huilées du silence. D’où le manque d’activités de cette trouvaille incongrue dénommée Collège Transitoire du Conseil Électoral Permanent (CTCEP) dans la préparation des élections qui n’auront pas lieu. Dans cette conjoncture, la lucidité demande aux démocrates de joindre leurs forces pour démasquer le projet présidentiel qui a des réponses certes, mais pas de solutions au mal qui empire et à la crise qui terrasse Haïti.

Redoubler d’efforts

Pour passer entre les mailles du filet de l’État de droit, le président Martelly, tout comme son prédécesseur Préval, viole le temps constitutionnel pour bloquer l’émergence d’une société de droit. La distorsion de taille est le refus de l’harmonisation du temps électoral et du temps constitutionnel. Un autre élément de la technique suggérée par les grands prêtres du système arbitraire san manman est d’ajourner le plus longtemps possible la création du Conseil Constitutionnel. Ainsi, le président peut différer ad vitam aeternam la promulgation des lois votées au Parlement sous le prétexte qu’il n’a pas l’accord du Conseil Constitutionnel. Les adversaires du changement trouvent dans le formalisme constitutionnel les moyens pour tourner en rond avec la complicité de l’internationale. Qui se sucre au passage en prélevant sur l’aide internationale l’équivalent de trois quarts du budget de fonctionnement haïtien, soit une moyenne de 725 millions de dollars chaque année, pour financer les troupes de la MINUSTAH. Le budget  de la MINUSTAH de 2009-2010 était de $611,751,200 ; celui de 2010-2011 était $853,827,400 ; celui de 2011-2012 était de $793,517,100 et celui de 2012-2013 de $648, 394,000[6].
Aussi, il importe de prendre conscience que la fragilisation du Premier Ministre doit aller de pair avec la diminution des pouvoirs présidentiels. Sinon, l’érosion des valeurs s’accentue et renforce le clan des spéculateurs présidentiels. C’est une manière efficace de contrer le système qui s’érige pour dévier Haïti de la voie du succès. À ce carrefour, les partisans du changement doivent redoubler d’efforts dans la mobilisation. La mauvaise prestation du premier ministre a rendu la révolte légitime pour tous, même pour ceux qu’une faible conscience critique porte à cautionner le gâchis actuel.



[1] OCHA-Nations Unies,  Haïti : Aperçu de la sécurité alimentaire et la nutrition, mars 2013.
[2] UN warns 1.5 million people face severe hunger following weather shocks, UN News Center, June 13, 2013.
[3] Milo Milfort, Haïti-Sécurité alimentaire : Risque de pénurie des produits de base, Alterpresse, 10 septembre 2012
[4] Roberson Alphonse, « Exploitation minière/Audition au Sénat, Mines d'Or et de cuivre, les "contrats sont illégaux et inconstitutionnels" », Le Nouvelliste, P-au-P, 22 janvier 2013.
[5] Leslie Péan, « L’Union Patriotique haïtienne 1920-1930 », Collectif Paroles, N° 13 et 14, Montréal, août-septembre 1981 et octobre –novembre 1981.
[6] United Nations, General Assembly, Approved ressources for UN Peacekeeping operations for the period from 1 July 2012 to 30 June 2013, A/C.5/66/18, New-York, June 27, 2012. Lire aussi Center for Economic Policy Research, MINUSTAH by the Numbers, Washington, D.C., December 8, 2011.

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