Les spécialistes de la propagande pris à leur
propre piège
Par
Leslie Péan, 13 juin 2013
Le
marketing politique du gouvernement Laurent Lamothe a échoué le mardi 4 juin 2013 au Sénat. Si les questions posées n’étaient pas toujours
conformes aux attentes, les
réponses apportées aux élus n’étaient pas à la hauteur des dossiers présentés
et des enjeux pour le pays. C’est dommage. Le gouvernement a étalé son
incompétence devant les médias, à la radio et à la télévision. Il n’a pas pu
justifier nombre de dépenses dont les 5
milliards de gourdes (113 millions de dollars US) du Fonds d'urgence qui ont
été débloqués suite au passage des ouragans Isaac et Sandy en 2012. Mais aussi d’autres dépenses, dont le 1 milliard 900 millions gourdes
laissé par le gouvernement Préval, l’argent des appels téléphoniques (50
millions de dollars selon le gouvernement et 69 millions de dollars selon le
sénateur Jocelerme Privert, fiscaliste et ancien directeur de la DGI) et des
transferts, le fonds d’amortissement des dettes (annulées) par le Venezuela,
etc.
Durant les deux dernières années,
l’accroissement des dépenses publiques a heurté de plein fouet le consommateur moyen avec l’augmentation
continue du taux de change nominal USD/HTG de 40 gourdes en 2011 à 44 gourdes
aujourd’hui (50 gourdes la nuit dans les bars) d’une part, et l’accroissement
des prix des produits de première nécessité d’autre part.
Selon les dernières données, l’insécurité alimentaire monte en flèche, frappant
15% de la population en 2013 (1.52 million de personnes)
contre 8% (800,000 personnes) en 2011[1]. En plus de ce groupe, 6.7 millions d’Haïtiens n’arrivent pas à manger
régulièrement selon le Programme Alimentaire Mondial (PAM)[2]. Le
Ministère du Commerce et de l’Industrie avait tiré la sonnette d’alarme sur la
baisse du niveau de vie en disant : « Il est
devenu de plus en plus inquiétant, quand on sait que plus de trois millions de
gens souffrent de la malnutrition, dont 77% vivent en milieu rural [3]». Ce mardi soir 4 juin, le premier ministre Lamothe, qui bénéficiait d’un
préjugé favorable par rapport au président Martelly, est tombé de son
piédestal. Mais cela ne veut nullement
dire qu’il ne va pas tenter de chausser d’autres bottes. Premye so pa so. Dans un
milieu où l’esprit et la raison sont continuellement assaillis, on peut parier
que la fonction digestive qui vient avec le pouvoir l’emportera sur la fonction
psychique.
Une gargote
Les ministres qui accompagnaient Laurent
Lamothe ont essayé de communiquer mais ils n’avaient pas d’arguments convaincants.
Là est leur problème. Ils ont affiché des ambitions mais n’avaient aucune
substance. L’impression dominante à la sortie de la convocation était celle
d’une cuisine peu soignée, d’une gargote ! Les ministres se sont diminués
et humiliés devant la nation. C’est regrettable. Ils ont détruit l’image de
leur hyperactivité, de leurs
voyages, et de leur omniprésence sur la scène publique comme des vedettes de
cinéma. On a eu le souffle coupé d’indignation de se voir représentés par des individus aux
regards noyés dans l’impuissance et le ressentiment. En
fait, l’incapacité des ministres
à communiquer clairement n’a d’égal que leur incompétence politique.
Pourquoi les ministres n’ont-ils pas anticipé les questions des sénateurs
et préparé des réponses adéquates ? C’est ce qui se fait partout.
Pourtant, le gouvernement Lamothe s’est toujours présenté comme celui de la
communication. Que s’est-il donc passé ? Cela aurait dû être sa
préoccupation première d’autant plus qu’il ne s’est pas présenté en plusieurs
occasions antérieures devant le Parlement. La moindre intelligence appliquée
aux affaires de l’État permettait de faire un relevé détaillé des préoccupations des sénateurs
pour établir un cahier de charges. Comme le dit Simon Dieuseul Desras,
président du Sénat : « les suspicions et les dénonciations sont nombreuses et
péremptoires : elles portent sur la corruption, le népotisme, le pillage
et le gaspillage des fonds publics ».
Comment
analyser la situation après la catastrophe de la séance de convocation du
premier ministre au Parlement ? Dans tout autre pays démocratique, le
gouvernement aurait été défait séance tenante, pris au piège de sa propre
politique de communication. C’est l’amère expérience de la démocratie. On a vu
la caricature de la démagogie populiste incapable de fournir des explications
rationnelles sur l’utilisation de la caisse publique. Pour sortir de ce mauvais
pas, le premier ministre n’a trouvé rien de mieux que de présenter des photos et un bel album de souvenirs. Après deux ans d’intoxication,
la population haïtienne a fini par voir le bout de l’oreille de l’âne. La
machine de propagande des tèt kale a créé une situation quasi
irréversible. Leur but étant d’avoir tout le pouvoir pour eux, ils ont ignoré
les règles élémentaires d’une gestion politique saine qui, tout en préservant
leurs intérêts, permette de sauvegarder l’intérêt général. Les calculs
d’épicier ne mènent pas loin. Sauf si l’opposition n’est pas à la hauteur.
Le temps des
bandits légaux
La cassure de la relation avec l’opinion était claire. Le gouvernement
a perdu tout ce qui lui restait de confiance dans la population. L’expression
sur les visages des ministres était celle de la douleur et les sénateurs ont
décodé dans le désarroi de nos dirigeants les subtilités de la corruption.
C’était le cas quand Wilson Laleau, ministre des Finances, a déclaré ne rien
savoir du million de dollars dépensé par le pouvoir exécutif pour les
manifestions du 14 mai 2013 tenues au Champ de Mars. On doit reconnaître qu’il
n’a même pas tenté de vendre des illusions ou des mensonges. L’Exécutif a-t-il
des tiroirs secrets ou le ministre n’a-t-il pas le contrôle des dépenses
fiscales ?
Pour
certains, le gouvernement Lamothe est celui d’un groupe navigant sans boussole. Pour d’autres, on a affaire à
une bande de bandits légaux déterminés à tout prendre pour eux-mêmes. Quant au
président Martelly, sa stratégie s’appuie sur une exploitation éhontée des
carnavals mais aussi, sur l’irrationalité des ventres creux et les bas
instincts des adeptes des ripailles. Tablant sur la myopie de l’opinion, il se
recueille autant au Vatican que dans
les lakous de Souvenance,
Soukri et Badjo avec la même ferveur. Pas seulement
religieuse mais aussi spéculative qui lui a permis de se rapprocher des
affaires intéressantes à l’horizon avec l’exploitation des mines d’or, de
cuivre, d’argent et de molitdem[4]. Avec la
même vigueur qu’à l’accoutumée pour donner le contrôle de 16 des 18 sites
miniers à la compagnie dénommée Caribbean General Trading (CGT) dirigée par son
médecin privé résidant en Floride.
À cet égard, il n’existe aucun complexe de
timidité dans la mainmise du pouvoir exécutif sur ces gisements miniers dont un
seul est évalué à plus de 11 milliards de dollars. Les signes avant-coureurs de
l’irrégularité ne manquent pas et le président a pris toutes les dispositions
pour que le secteur minier échappe aux capacités de contrôle du Parlement. Si
faibles soient-elles, celles-ci sont tout de même sous-utilisées. Le bilan de deux ans du pouvoir exécutif
montre une corruption jamais vue auparavant à travers des allocations des fonds
publics à l’épouse du président, à son fils et à travers des mécanismes de
taxation sans représentation, mais aussi sans aucune loi autorisant de telles
ponctions. Des impératifs d’accaparement créant une psychose handicapant la
nouvelle dynamique que le premier ministre voudrait incarner, avec toutefois un
côté brouillon.
Le sabordage d’un
élan enthousiaste
En
dépit de cet aspect, le gouvernement Lamothe a fini par accepter de se présenter
devant le Parlement. Malgré son autoritarisme hésitant et son goût effréné du
pouvoir, le président Martelly a poussé
dans cette direction, obligeant Lamothe à accepter de se courber devant le
contre-pouvoir du Sénat. A-t-il utilisé Laurent Lamothe comme un fusible
pour faire baisser la tension ? Le cynisme et l’audace sont les seuls atouts de
Martelly. On le voit en clair dans le secteur de l’électricité où il joue gros
avec une politique de mystification. L’EDH ne donne
l’électricité, selon les quartiers de la capitale que pendant 6 heures par jour, pour ceux qui ont de la
chance. Une famille haïtienne à la capitale doit dépenser pour une petite
génératrice des achats de kérosène de 25 dollars $US, soit 1000 gourdes par jour. Ceux qui ont un inverter
doivent encore acheter des batteries à 175 dollars US l’unité pour le
faire fonctionner. Malgré l’absence de courant électrique, l’EDH envoie un
bordereau de 5 000 à 10 000 gourdes par mois à ses abonnés.
Les démocrates en prenant le
contre-pied du pouvoir ne laissent plus la totalité des leviers politiques aux
mains de l’Exécutif. La convocation du mardi 4 juin 2013 au Sénat est un
satisfecit sans nuance pour l’opposition démocratique qui a toujours dit dès le
début que Martelly n’a pas les compétences
pour diriger le pays. Un constat
universel. En contraignant Laurent Lamothe à s’engager dans cette épreuve où il
a dévoilé ses faiblesses, le président Martelly a gagné une manche. Et de ce
fait, il a sabordé les desseins que l’on prête à son premier ministre et que
tout semble confirmer. L’élan
enthousiaste d’une force se voulant engagée, nouvelle, dynamique et jeune vient
de subir un revers de taille. Mais il
importe d’être vigilants pour éviter d’être les dindons de la farce. À cette
étape, la question aux sénateurs est celle-ci : le jeu vaut-il la
chandelle ? Faut-il vraiment s’émouvoir dans la guéguerre larvée entre le
président et son premier ministre ? Ne faut-il pas, au lieu de s’indigner
des frictions entre des associés, plutôt méditer sur les destinées d’Haïti
face à une opposition qui n’arrive pas à donner des signes d’une maturité
et des preuves convaincantes de sa capacité à assumer ses propres
responsabilités ?
Sur les brisées du
nationaliste Joseph Jolibois
Le sénateur Moïse Jean-Charles avait des
arguments pour dénoncer la gestion du premier ministre. Ses accusations
n’avaient encore utilisé que le quart des cartes qu’il avait en main. Revenu
d’une tournée en Amérique Latine où il a mobilisé l’opinion publique pour
s’opposer à l’occupation de la MINUSTAH, comme l’avait fait le nationaliste
Joseph Jolibois entre 1926 et 1930 contre l’occupation américaine[5], le
sénateur Moïse Jean-Charles allait passer à une autre étape. Selon certains,
les forces d’occupation, intervenant dans cette marmite qui bouillonne, ont
fait pression pour mettre fin à la séance. Aussi, le projet de résolution du
sénateur Moïse Jean-Charles appelant à l’organisation d’une séance
d’interpellation n’a pas pu se concrétiser. Selon d’autres, il se faisait tard
et le président du Sénat n’avait plus le
choix. Comme on le sait, la séance s’est terminée en queue de poisson ! Le
premier ministre a été sauvé miraculeusement de la condamnation. Mais il est
encore dans une zone de turbulences. Après avoir été aussi saccagé en public,
peut-il encore projeter l’image d’un être de lumière ?
De leur côté, les forces armées de
l’occupation de la MINUSTAH sont en train de leurrer tout le monde. L’important
est de tout faire pour que les contrats
miniers ne soient pas remis en question par des appels d’offres internationaux
et des accords à ratifier au Parlement. C’est cela le vrai enjeu. C’est le fond
des allées et venues entre présidence, primature, parlement, l’ex-gouvernement
Préval, etc. Il faut donc une période de caducité du Parlement pour permettre
d’avaliser les contrats miniers signés ou à signer par le gouvernement. Tout
est censé fonctionner sur les roulettes bien huilées du silence. D’où le manque
d’activités de cette trouvaille incongrue dénommée Collège Transitoire du
Conseil Électoral Permanent (CTCEP) dans la préparation des élections qui
n’auront pas lieu. Dans cette conjoncture, la lucidité demande aux
démocrates de joindre leurs forces pour démasquer le projet présidentiel qui a
des réponses certes, mais pas de solutions au mal qui empire et à la crise qui
terrasse Haïti.
Redoubler d’efforts
Pour passer entre les mailles du filet de l’État de droit, le président
Martelly, tout comme son prédécesseur Préval, viole le temps constitutionnel
pour bloquer l’émergence d’une société de droit. La distorsion de taille est le
refus de l’harmonisation du temps électoral et du temps constitutionnel. Un
autre élément de la technique suggérée par les grands prêtres du système
arbitraire san manman est d’ajourner
le plus longtemps possible la création du Conseil Constitutionnel. Ainsi, le
président peut différer ad vitam aeternam
la promulgation des lois votées au Parlement sous le prétexte qu’il n’a pas
l’accord du Conseil Constitutionnel. Les adversaires du changement trouvent
dans le formalisme constitutionnel les moyens pour tourner en rond avec la
complicité de l’internationale. Qui se sucre au passage en prélevant sur l’aide
internationale l’équivalent de trois quarts du budget de fonctionnement
haïtien, soit une moyenne de 725 millions de dollars chaque année, pour
financer les troupes de la MINUSTAH. Le budget
de la MINUSTAH de 2009-2010 était de $611,751,200 ; celui de 2010-2011 était
$853,827,400 ; celui de 2011-2012 était de $793,517,100 et celui de
2012-2013 de $648, 394,000[6].
Aussi, il importe de prendre conscience que la fragilisation du Premier
Ministre doit aller de pair avec la diminution des pouvoirs présidentiels.
Sinon, l’érosion des valeurs s’accentue et renforce le clan des spéculateurs
présidentiels. C’est une manière efficace de contrer le système
qui s’érige pour dévier Haïti de la voie du succès. À ce carrefour, les
partisans du changement doivent redoubler d’efforts dans la mobilisation. La
mauvaise prestation du premier ministre a rendu la révolte légitime pour tous,
même pour ceux qu’une faible conscience critique porte à cautionner le gâchis
actuel.
[1] OCHA-Nations
Unies, Haïti : Aperçu de la sécurité alimentaire et la
nutrition, mars 2013.
[2] UN
warns 1.5 million people face severe hunger following weather shocks, UN News Center, June 13, 2013.
[3] Milo Milfort,
Haïti-Sécurité alimentaire : Risque de pénurie des produits de base, Alterpresse, 10 septembre 2012
[4] Roberson Alphonse,
« Exploitation
minière/Audition au Sénat, Mines d'Or et de cuivre, les "contrats sont
illégaux et inconstitutionnels" », Le
Nouvelliste, P-au-P, 22 janvier 2013.
[5] Leslie
Péan, « L’Union Patriotique haïtienne
1920-1930 », Collectif Paroles, N° 13 et
14, Montréal, août-septembre 1981 et octobre –novembre 1981.
[6]
United Nations, General Assembly, Approved
ressources for UN Peacekeeping operations for the period from 1 July
2012 to 30 June 2013, A/C.5/66/18,
New-York, June 27, 2012. Lire aussi Center for Economic Policy Research, MINUSTAH
by the Numbers, Washington, D.C., December 8, 2011.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire