LA DÉCENTRALISATION : LA SEULE ALTERNATIVE AU
DÉVELOPPEMENT D’HAÏTI
GESLER JEAN-GILLES ET FÉLIX MARRÉ
JUILLET 2019
Publié dans Haïti En Marche (7-13 Aout 2019)
Les dernières scènes de déchoucage qui ne devraient pourtant paralyser
que Port-au-Prince, avaient plongé le reste du pays dans un chaos révélateur
d’un fait capital. Haïti n’existe que par sa capitale en dehors de laquelle
toute vie est impossible. Un système anaérobique qui étouffe toute aspiration
du reste du pays à une vie un peu plus décente. L’hyper-centralisme
port-au-princien , un héritage de l’occupation étasunienne, concentre en son
sein toutes les institutions nationales et privées, l’essentiel des activités
commerciales et bancaires, les écoles supérieures, la quasi-totalité des
emplois du secteur public que du privé; le seul aéroport international, etc.
Port-au-Prince avale Haïti, consomme et consume tout ce que le pays produit;
jusqu’à sa population qui s’octroie un droit d’ainesse et se désigne le peuple
d’Haïti, décide à sa place et soumet la république à ses sautes d’humeurs. Il
est plus que malsain qu’une ville se soit arrogé tous les privilèges d’un pays;
des privilèges indus et grotesques dignes des duchés du haut Moyen-Âge, alors
que l’État n’était pas né et les citoyens, de simples êtres vivants soumis à la
tyrannie du prince qui en disposait comme bon lui semblait.
La dégradation générale du pays est la conséquence logique de cet
hyper-centralisme et du mimétisme d’une pseudo élite politico-administrative
qui ne sait faire que du copier-coller d’idées à la mode chez son tuteur, en
l’occurrence les pays-amis. Le schème mental est usiné au fil des séminaires
payés par les maîtres et animés par des coopérants qui se désignent des
spécialistes en développement du tiers-monde. Ces personnages romantiques, à
coups de séances d’idées toutes faites qui sont conçues aussi bien pour Haïti
que pour l’Afrique, maintiennent les indigènes dans une position permanente du
faire-semblant quand ils ne leur nient pas toute habileté et aptitude
cognitives. Ces indigènes évolués du seul fait de leur contact avec les
prétendus développeurs du Tiers-monde, s’agitent, se contorsionnent avec un
zèle indu pour donner au tuteur la gage que son enseignement a été bien digéré.
On les appelait dans les années 1980 et sans doute aujourd’hui encore les «
Chicago boys », ces prosélytes de la secte du libre-échange et de la
mondialisation débridée, qui n’avantage que les plus forts, les grandes
multinationales et les individus les mieux armés financièrement pour tenir tête
à la concurrence. Ainsi, ils ont poussé leur logique perverse jusque dans la
destruction des derniers moyens de production nationale et par aveuglement
collectif ou faiblesse politique émasculent la république en abandonnant une
partie de la souveraineté nationale à une banque centrale dite indépendante
passée au service des détenteurs de capitaux et la protection de leurs rentes.
Il est clair que le modèle actuel, cet anti-modèle, ne fonctionne pas.
Ceux qui sont chargés de le maintenir en vie n’ont à leur actif aucun plan
stratégique, aucun projet national, aucun grand chantier prouvant leur capacité
à comprendre la problématique haïtienne et tenter d’y apporter quelque
solution. Leur seul fait d’arme est la belle vie qu’ils mènent, les belles
demeures qu’ils possèdent à l’étranger ou dans les replis du Morne de
l’Hôpital. Dépourvus d’ancrage social et sans bagages intellectuels pour
approfondir les réalités haïtiennes, ils partent avec l’échec inscrit sur leur
front. Le centralisme à la romaine que cette élite impose au pays est
dévastateur. Les Romains au moins s’étaient donné les moyens du Tout-vers Rome,
en mettant en place des infrastructures, des grands travaux d’ingénierie, des
réseaux routiers, des aqueducs, dans l’objectif d’apporter le développement à
l’intérieur de ses murs ou pour civiliser les barbares, c’est-à-dire les
populations de ses provinces en Afrique, en Asie ou en Europe.
En Haïti tout milite en faveur d’une nouvelle architecture politique
consistant à remettre les régions au cœur des préoccupations de l’État;
favoriser une fonction publique locale et régionale en vue de renforcer notre
sous administration chronique qui traduit clairement l’inexistence d’une
mission de service à la population. L’unité du pays ne serait pas plus entamée
en considérant l’émergence d’entités périphériques fortes et autonomes afin de
mutualiser les différentes ressources locales pour une autre forme d’engagement
remettant l’action publique aux services des citoyens où qu’ils demeurent sur
le territoire national. Cela s’appelle la décentralisation qui est inscrite
dans la constitution de 1987 et qui octroie aux collectivités une relative
autonomie administrative et financière, mais que les politiciens de Port-au-Prince
traînent à matérialiser dans une Loi; une propédeutique pour féconder un autre
avenir en commun en lieu et place de cette vie honteuse et dépendante de la
charité universelle. Cette loi sur la décentralisation diviserait de notre
point de vue les 10 départements géographiques en quatre (4) Régions
administratives dotées chacune de pouvoirs et assorties d’un régime fiscal qui
permettra à ces nouvelles entités de répondre aux besoins les plus pressants
des citoyens. La région Nord, la région Centre, la région Ouest et la région
Sud. Nous parlons de région administrative, fonctionnant avec un personnel
politique élu que seconde une fonction publique régionale recrutée sur concours
et un budget régional pour s’attaquer aux problèmes de ladite région, n’en
déplaise au courant à la mode qui fait croire que tout commence et finit à la
section communale, vision on ne peut plus étriquée et caricaturale d’une
fiction administrative, d’autant que les attributions du CASEC n’ont jamais été
définies.
Il faut admettre que la contribution fiscale très faible des provinces à
l’effort national est un obstacle à une certaine autonomie financière qu’exige
un vrai projet de décentralisation, (décentralisation dit automatiquement
autonomie administrative et financière) mais c’est à l’État qu’il incombe
d’user du monopole de la contrainte fiscale, dont il dispose pour faire payer
les citoyens pour les services attendus. La nouvelle architecture
administrative permettra de construire localement de nouvelles représentations
de progrès et de solidarité par la conciliation des intérêts variés, ce par une
plus grande responsabilisation des acteurs locaux. Ceci n’exclut pas un cadre
global qui fixe les grandes orientations et objectifs de l’État à l’intérieur
duquel se grefferont les initiatives locales. Tout en étant unitaire, la
république d’Haïti n’est pas monobloc, les cœurs des différentes régions ne
battent pas au même rythme ni au même tempo et leurs besoins ne sont pas
identiques quoique de même nature. Elles se doivent de doter leurs métropoles
régionales en biens et équipements de taille et constituer autour d’elles les
multiples réseaux nécessaires pour se hisser à ce statut.
Par exemple, la région Nord d’Haïti qui devrait regrouper les
départements du Nord-ouest, le Haut-Artibonite, le Nord, le Nord-est et le Haut
Plateau central, aura besoin pour son emboitement des routes reliant Hinche à
Port-de-Paix ; Fort-Liberté-Gonaïves, en un peu plus de deux heures
d’automobile et une desserte aérienne internationale qui serait située à
mi-chemin des quatre grandes villes de la région et qui serait adaptée à sa
taille et à sa population. La région aura un grand besoin de compétences pour
une reprise en main de ses ville centre pour en faire des pôles de
développement économique, culturel et touristique. Elle se devra de recruter
son personnel de la fonction publique régionale apte à exécuter des mandats
qu’elle aura définis et encadrer en tant que donneurs d’ouvrages des firmes
qualifiées pour sous-traiter des problèmes techniques. Les régions disposeront
de compétences suffisantes qui les mettra en position de voler au secours des
petites villes, les bourgs et les sections communales qui sont en proie à une
absence chronique de personnel qualifié. Le Parc de Caracol est la preuve
éclatante du dénuement des communes en matière de ressources humaines et de
l’incapacité des départements à contrôler, encadrer un pôle d’activités aussi
importantes pour le développement du département du Nord-Est.
Avec l’imputabilité retrouvée (le personnel politique se renouvelle par
des élections) et une taxation acquiescée par une représentation, les régions
administratives pourraient bénéficier de la possibilité d’emprunter sur des
prévisions de rentrées. C’est ici que l’argent des assurés de l’ONA pourrait
faire œuvre utile s’il était investi dans des projets porteurs et garantis par
le service public au lieu d’être gaspillé en des prêts toxiques aux élus ou aux
petits amis des différents pouvoirs en place. Ce serait le premier pas vers
d’autres formes de financement sur un marché intérieur de capitaux ciblant
d’abord les entités publiques. Sans être la recette miracle, c’est celle qui est
retenue partout pour créer des emplois dans les régions; car les gens ne
retourneront pas dans un endroit où l’avenir est bouché et pas d’opportunités
pour faire vivre dignement leurs familles.
Regardons au plus près les grands moyens déployés pour éviter une
véritable décentralisation du pays. À titre d’exemple, de gros appétits se
jettent actuellement sur des pans du littoral national qu’ils ont convertis en
ports privés au mépris de la constitution qui stipule que le littoral
appartient à l’État. Alors que la République serait mieux servie avec deux
ports en eaux profondes aux presqu’îles Nord et Sud qui pourraient servir de
plateforme desservant au Sud, Haïti et le continent latino-américain et au
Nord, les îles caribéennes, dont l’exiguïté de leurs territoires ne permet pas
l’implantation de terminales susceptibles d’accueillir de gros
porte-conteneurs. Le pays avec une telle stratégie pourrait développer une
expertise maritime qui aurait muté en une maitrise de la mer afin de mettre à
contribution ce moyen de transport pour le déplacement économiques n’en
finissent pas de mettre en évidence. Une compréhension de cette problématique
du déplacement dans la géographie du pays permettrait d’harmoniser le temps de
parcours et la distance au rythme imposé par la mer et les massifs montagneux
et en l’occurrence la chaîne des Cahos.
L’aberration névrotique veut qu’on continue à traverser les différents
massifs montagneux par camions pour ravitailler nos grandes villes qui sont
toutes côtières. On l’a vu durant les crises fabriquées par l’establishment
politico-commercial de Port-au-Prince, les autres départements manquaient des
produits pétroliers du seul fait de la peur de faire circuler les camions sur
les grands chemins livrés aux bandits. La région administrative du Nord
pourrait, avec la ville du Cap-Haïtien comme locomotive et d’autres satellites
comme les Gonaïves et Fort-Liberté, être un puissant incubateur de changements,
d’innovation et de productivité. On l’a aussi vu que pendant que Port-au-Prince
brulait, le principal aéroport international du pays était fermé, alors que les
gens du Nord continuaient de voyager vers la république dominicaine ou en
Floride en utilisant le petit aéroport du Cap qui est en soi, il faut le dire,
une plaisanterie. Ce petit aéroport, implanté sur une terre instable propice au
mouvement de terrain et aux inondations est trop proche de la ville du Cap et
les colonnes de bidonvilles qu’il faut traverser pour se rendre au centre
historique, le Haut Artibonite et le Nord-ouest. Il est dépourvu des
installations dignes d’un vrai aéroport et du personnel qualifié pour desservir
une région si importante au point de vue de sa taille et de sa population.
Coincé entre la mer et le Morne-Rouge, il est trop excentré par rapport à la
région et éventuellement le nord-ouest dominicain, dont il est appelé aussi à
desservir. Il est inadapté de par sa base opérationnelle et de son incapacité à
offrir une plus large panoplie de services aux derniers nés des aéronefs de
plus en plus diversifiés. Sa localisation est d’autant plus discutable qu’elle
devrait impérieusement satisfaire à certaines exigences : possibilités d’une
réserve d’emprises foncières en prévision d’éventuels agrandissements et au
lieu géographique d’un nouveau maillage routier qui le mettrait à deux heures
au moins des grandes villes de la région et des villes frontalières
dominicaines et non des moindres.
On entend déjà monter l’halali des cyniques plaidant l’impossibilité
d’une telle réforme. Car, une organisation nationale différente, adaptée aux
réalités des régions et de la république, n’est pas dans l’intérêt de
Port-au-Prince qui a la haute main sur le pays et qui, pour toute petite
affaire de proximité que les autorités locales pourraient régler, dépêche un
fonctionnaire, lequel en plus d’empocher per diem et prime d’éloignement,
utilise comme bureau son véhicule, dont le moteur tourne en permanence pour lui
assurer l’air conditionné que les modestes bureaux publics ne peuvent procurer.
Gaz l’État, machine l’État…dirait feu Jean Dominique. Nous repasserons pour le
réchauffement du climat. Pourquoi nous est-il si difficile de concevoir une
organisation de la société fondée sur la noblesse des grands idéaux fédérateurs
d’un vivre ensemble, sur un humanisme qui nous rapproche et non sur nos
différences? Pourquoi ne pouvons-nous pas libérer notre générosité, à l’instar
de nos pères fondateurs meurtris par les fers de l’esclavage qui avaient osé
rêver un monde autre que celui de la plantation, fait de liberté, d’égalité et
de fraternité? Ces propositions seront naturellement descendues en flammes par
la cité-État qui jouit amplement de ce système de l’exclusif, du tout par et
pour la capitale, donc rien pour le reste du pays. Un tel dépassement n’est
possible que si l’on évacue la paresse et la peur qui nous paralysent pour nous
prendre en main. Nous réussirons que si nous parviendrons à comprendre que
l’unique loi qui vaille en économie est celle de la raison et la seule source
de richesse durable est la productivité, l’inventivité et le travail des hommes
dans un environnement sain et sécuritaire.
Gesler Jean-Gilles et
Félix Marré (Juillet 2019)