mardi 3 mai 2011

Faut-il admettre la double nationalité en Haïti ?

Par Guichard DORE

Depuis quelques semaines, l’actualité est marquée par des discussions autour de l’urgence ou non de la réforme constitutionnelle et l’un des points au tour desquels se focalisent les réflexions est la question de la double nationalité. Ce débat, s’il en est un, met en lumière ou fait réapparaître deux visions de société et deux projets différents. D’un côté, il y a un projet qui privilégie la modernité, l’ouverture, l’inclusion, la participation de tous à la construction de l’édifice national dans la mesure où l’on peut prouver un lien biologique, social et culturel avec le pays. Les porteurs de ce projet se prononcent, incontestablement, pour la double nationalité. Ce sont, pour l’essentiel, des internationalistes, des intellectuels progressistes, des sociaux-libéraux, des hommes d’affaire, des gens de sensibilité de gauche, des professionnels, des agents du changement, des étudiants, des chômeurs, des paysans, des accidentés et fragilisés de la vie etc. Ces citoyens voient dans la double nationalité non pas une menace mais une opportunité. Pour certains d’entre eux, la reconnaissance de la dimension binationale de la citoyenneté, en Haïti, est un pari sur l’avenir.

D’un autre côté, il y a un projet qui repose sur la tradition, la punition, la fermeture, le conservatisme, la célébration du passé, l’exclusion et, en filigrane, le nationalisme primaire du 19ème siècle. Naturellement, les défenseurs de ce projet sont contre la double nationalité et s’opposent à toute révision constitutionnelle parce que certains articles de la constitution de 1987 cristallisent au sommet des intérêts et des avantages qu’ils veulent à tout prix sauvegarder, quitte à marginaliser une composante importante d’Haïtiens du cœur et d’esprit. Le courant de la fermeture est constitué, pour l’essentiel, d’une caste d’intellectuels citadins et hyper médiatiques qui sont cloîtrés dans leurs idées. La plupart d’entre eux ont une lecture distancée des contraintes et des problèmes réels du pays. Pour ce groupe, minoritaire, tout projet de réforme est suspect et constitue une menace !! A trop vouloir combattre les idées nouvelles, depuis 20 ans, en mettant en avant une conception aberrante et passéiste de la société, ces adeptes du verrouillage deviennent des partisans irréductibles du conservatisme. Ils voient, à tort ou à raison, la diaspora comme un tissu de concurrents redoutables qu’il faut tenir à distance et considèrent la double nationalité comme une aventure dangereuse !! Il faut reconnaître, pour certains d’entre eux, que la double nationalité sera un coup de massue ou un obstacle à leurs prosélytismes intellectuels.

Absence d’une politique migratoire
Depuis 1960, Haïti est considérée comme un pays d’émigration. Les premières études réalisées par l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur Haïti à la fin des années 50 avaient préconisé l’émigration comme une des solutions pouvant aider le pays à réduire certaines poches de pauvreté. Les recommandations onusiennes ont été appliquées dans le désordre. En effet, au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle, le pays a connu trois grandes vagues migratoires :
1- la fuite des cerveaux dans les années 60 ;
2- le départ massif des paysans[1] et des prolétaires urbains de la fin de la décennie 70 et du début des années 80 ;
3- le départ des cadres et des familles des classes moyennes de la fin de la décennie 90 à aujourd’hui.

Pour avoir travaillé sur le sujet, je peux affirmer que les flots d’émigrants haïtiens sont un phénomène cycle qui se manifeste presque tous les 10 ans au cours de ces 40 dernières années. En dépit de cette constante et des départs isolés observés tous les ans, le pays ne s’est pas doté d’une politique migratoire digne, des axes stratégiques de gestion de ses flux migratoires et de ses ressources humaines. A côté de ces déplacements[2] massifs et désordonnés, mettant à jour la faiblesse du pays pour absorber et insérer économiquement les jeunes qu’il a formés, Haïti a subi un embargo économique dévastateur, connu des crises politiques multiformes[3] et des destructions énormes d’emplois[4] sans compensation. Ces facteurs ne sont pas sans conséquence sur la contraction des activités économiques, la décapitalisation accélérée de la paysannerie et la vulnérabilisation de certaines couches populaires en milieu urbain. Tenant compte de ces contraintes majeures, allons-nous continuer à financer notre sous-développement[5] en refusant d’accueillir nos compatriotes qui, pour la plupart, ont été formés pendant plus de 20 ans avec l’argent des contribuables ? Le pays a-t-il intérêt à ne pas admettre la double nationalité à ses fils du coeur et d’esprit ? Le pays élargi (diaspora) détient un stock de capital humain et financier qui peut aider le pays légal à intégrer l’économie d’imitation qui caractérise la majeure partie des pays de l’Amérique latine. Allons- nous privilégier l’approche holistique de la citoyenneté ou l’approche individualiste de la citoyenneté[6] ?

Un choix entre la raison et l’irrationnel
La double nationalité peut être profitable à Haïti si elle est inscrite dans une stratégie nationale de développement. Beaucoup de pays, dépourvus de moyens, à travers leurs politiques migratoires, ont encouragé leurs ressortissants à adopter les nationalités des pays du nord afin qu’ils puissent faire des études de haut niveau, avoir un salaire confortable et acquérir des expériences dans des institutions étrangères de grande importance. De retour dans leurs pays d’origine, ces gens contribuent significativement au développement socioéconomique de ces pays. C’est le cas, par exemple, des Maliens, des Sénégalais etc.

Certains pays (Philippines), ayant une croissance économique faible et une croissance démographique forte, font de la question migratoire une affaire d’Etat, un instrument de politique commerciale et de passation de marché. Quant à Israël, par exemple, il utilise le poids économique des juifs aux Etats-Unis pour infléchir la position du gouvernement américain en sa faveur. Loin des considérations nationalistes, la question de la double nationalité s’inscrit dans une logique économique et dans une option politique et stratégique.

Adopter la double nationalité en Haïti, c’est faire un choix entre la raison et l’irrationnel, entre le pragmatisme et le folklorisme. La double nationalité, acte politique joint d’une dimension stratégique, ne pouvant qu’être bénéfique pour notre pays. Aujourd’hui, 82% des cadres haïtiens expérimentés résident à l’étranger selon les données fournies par la Banque Mondiale. Les étudiants d’origine haïtienne, inscrits dans les filières scientifiques des universités nordiques, sont supérieurs à l’ensemble des étudiants des universités haïtiennes. Deux tiers de ces étudiants sont en thèse et en master. 2 étudiants non résidants sur 4 ne retournent pas en Haïti après leurs études du fait de l’exiguïté du marché du travail, le rapport est de 3 sur 4 chez les étudiantes. La majorité de ces étudiants provenaient des meilleurs centres de formation et écoles du pays. Le parcours d’insertion et d’intégration oblige certains à adopter une autre nationalité pour pouvoir gagner mieux leurs vies et aider une partie de la famille restée au pays. Est-il raisonnable de continuer à punir ces gens au nom d’une tradition juridique, en leur refusant la possibilité d’avoir une double citoyenneté? Les traditions sont-elles toujours bonnes ? Les traditions sont-elles toujours statiques ? Ne sont-elles pas appelées à évoluer ou à changer avec le temps ? Au-delà des consensus intergénérationnels, n’est-il pas légitime et logique qu’une nouvelle génération décide de modifier ou d’abroger certaines règles si ces règles, avec le temps, sont devenues contre productives ? L’acceptation de la double nationalité n’est-elle pas une stratégie salutaire pour un pays d’émigration d’assurer le retour sur investissement ?

Une lecture éclairée et intelligente
La double nationalité[7] est politiquement et économiquement justifiée pour l’unique PMA de l’Amérique. La diaspora participe au développement économique du pays, paie l’éducation des enfants, donne du pouvoir d’achat à une bonne partie de la population, aide à maintenir la paix dans le pays à travers les sommes transférées. Imaginer Haïti sans la contribution financière de la diaspora (fermeture de certaines écoles, prostitution, délinquance, violence urbaine, affrontement entre les groupes sociaux etc.). En période de crise politique, de sanction économique ou d’embargo, les fonds de la diaspora constituent la seule source sûre du pays en devises étrangères. Actuellement, les transferts d’argent de la diaspora représentent plus du tiers du PIB haïtien. L’économie fondée, en partie, sur le tourisme social et culturel que j’appelle de mes vœux en vue de créer des milliers d’emplois durables dans le pays, la participation de la diaspora y sera déterminante. Déjà, 90% des touristes, visitant Haïti, viennent de la diaspora. Les cadres expérimentés et de haut niveau de formation, ayant acquis la nationalité dans les pays développés, peuvent aider le pays à avoir des gains d’efficacité et des gains de productivité dans les secteurs vitaux de l’économie.

En donnant du pouvoir d’achat à une bonne partie de la population, les transferts de fonds de la diaspora agissent sur la demande et constituent un vecteur de relance des activités économiques en période de stabilité politique, rien que dans les industries du bâtiment et de l’immobilier. L’argent que possède la diaspora haïtienne dans les banques étrangères est largement supérieur au PIB national[8]. Beaucoup de gens de la diaspora demandent à l’Etat haïtien d’instituer une taxe mensuelle de 30 dollars américains baptisée Taxe Diaspora pour alimenter un fonds destiné à la construction des infrastructures routières et aux projets d’investissement jugés prioritaires par le gouvernement. Récemment, certaines personnalités de la communauté haïtienne de France ont proposé au Ministre des finances de faire des prêts au taux préférentiel au près de la diaspora pour certains projets vitaux d’intérêt national au lieu de s’adresser aux financeurs internationaux qui imposent souvent des conditionnalités dissuasives.

La diaspora est un atout et une opportunité. Vu l’état de l’économie haïtienne, on ne peut pas continuer à exclure des consommateurs et des investisseurs potentiels qui sont biologiquement, socialement et culturellement liés à la communauté nationale en brandissant des articles constitutionnels imbéciles pour les éloigner des centres d’intérêt du pays. On doit reconnaître que beaucoup des gens de la diaspora sont aux frontières des progrès scientifiques et de la réflexion intellectuelle, le pays a besoin de son réservoir de compétences et d’expertises institutionnellement validées et internationalement reconnues. La double nationalité, inscrite dans une stratégie nationale de développement, peut libérer certaines énergies et inciter à prendre des initiatives positives surtout avec les possibilités qu’elle offre pour un pays pauvre comme Haïti. Elle sera juridiquement et économiquement profitable à l’Etat haïtien et constituera un coup d’accélérateur en direction des cadres de haut niveau d’origine haïtienne afin qu’ils puissent venir participer au développement du pays.

Les étudiants haïtiens paient annuellement des millions de dollars américains pour leurs formations en République Dominicaine. Pour la plupart d’entre eux, leurs études sont financées par la diaspora. Avec l’économie de l’immatériel qui est en passe de devenir la nouvelle économie du siècle, on doit reconnaître qu’il y a un marché international de la formation qui se construit. Sur ce point, Haïti constitue un marché pour les universités dominicaines. Il faut renverser la tendance. Pour cela, il nous est nécessaire de développer et créer de nouveaux métiers dans l’enseignement supérieur et professionnel afin d’accompagner le développement économique et social du pays. On aura besoin des techniciens et des ingénieurs de haut niveau de compétence, des scientifiques, des chercheurs qui trouvent, des universitaires talentueux qui publient dans les revues scientifiques de notoriété internationale. Dans tout cela, la double nationalité peut être utile et profitable à Haïti parce qu’elle peut permettre à nos ressortissants d’acquérir des expériences dans des institutions étrangères importantes. Déjà, des personnalités de la diaspora et des artistes, par leurs talents et leurs compétences, participent au rayonnement du pays à l’étranger en essayant d’améliorer ses images négatives sur la scène internationale. Personnellement, je ne veux pas que mon pays rate les avantages et les progrès de la technologie. Des Haïtiens de haut niveau de compétence ayant la double nationalité, avec les expériences acquises dans les entreprises, les institutions et centres de recherche réputés, peuvent nous aider à développer les trois pôles de l’économie de la connaissance : production de la connaissance (recherche), diffusion de la connaissance (université, enseignement) et semailles de la connaissance (innovation, application des savoirs et technologie).

Pour moi, le pire des choix à faire c’est de ne pas profiter de ces moments de réflexion et de discussions pour mettre à plat les articles de la Constitution de 1987 qui méritent d’être modifiés afin de prendre en compte la nouvelle configuration sociologique du pays réel et du pays élargi. Beaucoup d’articles de notre Constitution sont inapplicables et d’autres sont incohérents voire contradictoires.

Les procédures d’amendement prévues par la loi-mère ne sont pas raisonnables. Elles constituent un mécanisme pour pérenniser l’exclusion et le dysfonctionnement institutionnel. C’est pourquoi, après discussions et ententes, nous devons modifier immédiatement la loi-mère en supprimant ou remplaçant les articles inutiles et nuisibles au progrès du pays. Une Constitution doit indiquer comment fonctionnent et répartissent les pouvoirs de l’Etat. Elle n’a pas vocation à prescrire un modèle de développement ou un programme de gouvernement. Or, le texte de 1987 est un programme de gouvernement. Donc, il est urgent de le modifier.

Nou pa gen yen moun nap mete sou koté. Nou pa gen yen dan moun nap kase, tout moun dwe gen yen tout den yo. Ayiti bezwen tout pitit li ak pitit pitit li poul ka avanse nan chemen developman ak pwogrè.



Guichard DORE

[1] DORE Guichard (1999). Migration des Enseignants et Echec Scolaire à Liancourt (1986-1996), Mémoire de licence en sociologie, Faculté d’Ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti, Port-au-Prince
[2] DORE Guichard (1996). « La question haïtienne en République Dominicaine », Dans le Nouvelliste. Port-au-Prince
[3] DORE Guichard (2002). Problèmes Socioéconomiques et Démocratie en Haïti, Mémoire de Maîtrise en Sciences du Développement, Faculté d’Ethnologie de l’Université d’Etat d’Haïti, Port-au-Prince.
[4] Commission Economique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes (CEPAL). (2005). Emploi et Pauvreté en Milieu Urbain en Haïti.
[5] Salomon P., Financement du Sous- développement, in EDUCATEXTE, Port au- Prince, mars 2003.
[6] DORE Guichard (14 Sept. 1999). « Dimension Anthropologique de la citoyenneté » dans Le Nouvelliste, Port-au-Prince, pp. 14-15.
[7] Voir les idées développées par Gary Guiteau sur le Forum de discussions Haitianpolitics .
[8] Déclaration faite par Jean Wilner-Nanquier à l’occasion du colloque « Comprendre la dynamique du changement dans les pays du Sud » tenu à Paris du 15-17 mai 2005.

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