Haïti
doit changer de système
LOUIS NAUD PIERRE, PhD
Le National, 17 Septembre 2018
L’objet de cet article est de mettre en évidence les mécanismes de reproduction
du système de prédation instauré à l’époque coloniale. Système qui constitue la
source des principaux maux constitutifs du malaise vécu par la population
haïtienne, toutes couches sociales confondues. Parmi ces maux, les principaux
sont : un processus de paupérisation croissant de la société, la rareté des
services essentiels (eau, énergie, transport, nourriture, logement, gestion des
déchets, assainissement, éducation, santé, accès au droit et à la justice,
etc.), l’exclusion, l’inégalité et l’insécurité multiforme, sans compter la
perte d’indépendance et de souveraineté nationale. Ce système contredit donc le
désir de progrès économique et social tel qu’exprimé par la population, et ceci
doléances après doléances. Il s’agit de permettre de mieux comprendre le
fonctionnement de ce système, et des stratégies mises en oeuvre par les élites
traditionnelles pour le perpétuer. Cette compréhension est la condition sine
qua non pour que les projets et politiques publiques viennent répondre à des
enjeux et des besoins de réformes relatives à la transformation de ce système
vers un système de production de richesse, en rapport avec l’impératif
d’amélioration des conditions d’existence individuelle et collective érigé en
finalité.
La continuité entre le système de prédation
colonial et le système haïtien
Un système comporte quatre variables fondamentales : 1) une finalité ;
2) un ensemble d’interactions entre des éléments ; 3) les règles organisant cet
ensemble en fonction de ladite finalité ; 4) les mécanismes de pouvoir ou de
contrôle de l’application de ces règles. La première variable, dite finalité,
est théorisée par Norbert Wiener en termes de cybernétique (1948) : la théorie
des communications et du contrôle aussi bien dans les êtres vivants, les sociétés
et les machines. Un système se définit par sa finalité. Celle-ci sert à :
orienter l’organisation en interne, servir de guide aux comportements,
commander chaque processus dans le sens de l’atteinte des résultats visés. Les
trois dernières variables constituent l’objet de la sociologie des
organisations développée, entre autres, par Erhard Friedberg (Le Pouvoir et la
Règle, 1993), Michel Crozier (L’acteur et le système, 1977).
S’agissant plus spécifiquement de la finalité propre au système haïtien,
il faut noter les expériences socio-historiques associées à la dynamique du
colonialisme : la colonie de Saint- Domingue s’inscrit dans la stratégie
globale des États occidentaux qui cherchent, à partir de la fin du XVe siècle,
à trouver des matières premières pour développer leur industrie naissante ainsi
que des débouchés pour ses produits. C’est ainsi qu’ils ont entrepris de
coloniser des pays dont ils s’approprient les ressources. La prédation s’érige
ainsi en finalité de l’entreprise coloniale : un échange dans lequel une partie
parvient à dérober le bien (marchandise, service, somme d’argent, matières
premières) de l’autre partie, donc sans lui donner quelque chose d’équivalent ;
et ceci soit par la force, soit par la ruse, soit par des astuces commerciaux,
soit par d’autres stratagèmes (vente de produits contrefaits, suppression de la
concurrence, exercice de tutelle, etc.). La prédation présuppose le refus de
produire et de donner l’équivalent de ce qui est reçu d’un tiers. C’est la
destruction de tout sentiment d’obligation, de devoir et de responsabilité
envers autrui.
La prédation coloniale s’énonce ainsi : « Tout par pour la métropole ».
Trois règles fondamentales organisent les interactions entre les représentants
de la métropole et les habitants des colonies : le monopole commercial des
compagnies coloniales (droit attribué au commerçant français d’approvisionner
exclusivement les colonies et d’en exporter seules les productions) ; 2)
l’interdiction de développer l’industrie de transformation des matières
premières locales ; 3) la dépendance politique (droit de la métropole de nommer
les autorités politico-administratives de la colonie). Au fond, comme le
soutient le baron Alexandre-Stanislas de Wimpffen, la finalité de toutes les
colonies est de « servir de jouet aux caprices, de pâture aux besoins, de proie
à l’avidité de leur métropole, de son fisc, de ses traitants, de ses marchands,
de ses compagnies, de ses intrigants accrédités » [Alexandre-Stanislas de
Wimpffen, 1993 (1797)].
Dans le cas d’Haïti, le problème fondamental est celui de la survivance
du système de prédation colonial. Mais comment se manifeste cette survivance ?
De quoi est-elle faite ? En quoi ce système constitue-t-il la principale source
de malaise vécu par la population ? Y a-t-il un moyen d’en sortir ?
L’idée explorée dans cet article est la continuité entre le système de
prédation colonial et le système haïtien. Les élites traditionnelles endossent
les mêmes rôles que les représentants de la métropole : d’une part, celui d’entremetteur
entre les besoins de débouchés de l’industrie occidentale et la demande de
consommation nationale ; d’autre part, celui de la répression sociopolitique.
La conséquence en est la prédominance de l’importation et l’abandon de toutes
perspectives de production. Changer
de système signifie la remise en cause de la logique de prédation, et des
règles organisant les interactions politiques, économiques et socioculturelles
en conséquence. Ce changement présuppose l’adoption d’une logique de
production, laquelle présuppose l’amélioration des conditions d’existence
individuelle et collective comme finalité de l’action humaine.
La survivance de la logique
coloniale
Certes, la Révolution de 1804 a consacré la fin de la colonisation et de
l’esclavage. Mais, cette fin se limite aux textes. Dans les têtes, la logique
coloniale demeure. Ce problème est mis en évidence dans de nombreux travaux en
sciences sociales consacrés à ce pays. Parmi ces travaux, il convient de citer
: Jean Price-Mars, La vocation de l’élite (1919) ; Laënnec Hurbon, Comprendre
Haïti (1987) ; Gérard Barthélemy, Le pays en dehors (1989) ; Mats Lundahl, «
History as an obstacle to change : the case of Haïti » (1989) ; Lesly Péan,
Haïti, Economie politique de la Corruption (4 tomes, 2000-2007) ; Louis Naud
Pierre, Haïti, les recherches en Sciences sociales et les mutations
sociopolitiques (dir., 2007). Cette survivance est attestée à travers
l’actualité des règles organisant les interactions en vue de la
prédation.
En premier lieu, le monopole commercial de la métropole est remplacé par
celui d’une minorité. Celle-ci exerce de fait le droit d’approvisionner
exclusivement le pays qui dépend à plus de 75 % des produits importés pour la
consommation nationale. Il s’agit d’un droit de la force, ou droit du plus
fort, lequel refoule et supprime le droit légal-rationnel de facture moderne.
Le monopole est maintenu grâce à une double stratégie. La première est la prise
de contrôle des ports et des douanes qui deviennent ainsi les lieux par
excellence où s’exerce la répression de la concurrence : des concurrents vont
jusqu’à préférer abandonner leur marchandise à la douane, en raison des
brimades qu’on leur impose. La seconde stratégie consiste en l’usage de la
violence visant à contraindre un nouvel arrivant sur le marché à renoncer à ses
activités.
En second lieu, les activités de production sont interdites de facto.
Cette interdiction est liée à la mise en oeuvre d’une double stratégie. La
première est le verrouillage du système de crédit. Les propriétaires sont de
plus en plus nombreux à renoncer à l’exploitation de leurs terres agricoles,
ceci faute de financement de l’achat d’intrants et de l’outillage approprié.
Les artisans ne peuvent pas développer leurs entreprises pour les mêmes
raisons. La capture de l’État permet de faire le reste : dresser des obstacles
devant tout investisseur orienté vers la production. La seconde stratégie est
le financement des entreprises de déstabilisation du pouvoir. Le but est de
créer un chaos dissuasif pour les porteurs de projets industriels qui
requièrent une vision et une planification sur le long terme.
Enfin, la dépendance est inhérente et essentielle au système de
prédation. Sur le plan commercial, les produits alimentaires et manufacturés
écoulés sur le marché national sont, on l’a vu, importés dans une large mesure.
Par ailleurs, il convient de noter que le financement de la consommation de ces
produits est lui-même assuré, pour plus de 2/3, par des transferts
internationaux : aides bi- et multinationales, aides humanitaires, transferts
de la diaspora, ainsi de suite. Au niveau politique, l’aspiration des élites
politico-économiques traditionnelles se résume à la jouissance de tous les
avantages qu’offre leur position dominante conservée avec le concours de quelques
puissances de tutelle, ceci en échange de leur collaboration à l’entreprise de
pillage du pays. Le renoncement à tout projet national, implique chez ces
élites l’anéantissement de la conscience identitaire, du sens de responsabilité
et d’engagement en faveur des idéaux portés par la Révolution de 1804.
Ici, la prédation se manifeste par le fait que l’argent gagné dans les
opérations commerciales violentes (fraudes, vente de produits périmés,
contrefaits, à des prix excessifs, surfacturation de l’État, etc.) n’est pas
réinvesti dans l’économie nationale. Il est, pour la plus grande part, placé
dans des banques domiciliées dans les puissances de tutelle dont il finance le
développement ; le reste finance la consommation personnelle et familiale.
Le propre de ce système de prédation est, comme le montre Samuel Pierre
dans un article intitulé « Une Haïti nouvelle est possible », paru dans Le
Nouvelliste en date du 04 septembre 2018, d’engendrer une situation où : « une
infime minorité confisque sans partage la grande majorité de la richesse
nationale, laissant dans une misère infrahumaine un nombre grandissant de
concitoyens et au mépris de la solidarité sociale qui sert de ciment à toute
société conviviale ». D’où le malaise central de la société haïtienne. Malaise
qui s’exprime par une attitude de méfiance et d’hostilité de tous envers
tous.
En effet, sur les 12 millions d’habitants, environ 6,3 millions (58,9 %)
ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins essentiels, dont 2,5 millions
(23,8 %) vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins de 1,50 dollars par
jour. Ces chiffres devraient augmenter d’année en année, compte tenu du
déphasage de la croissance démographique (1,5 % par an) avec la croissance
économique dont le taux tend vers 0. Le déséquilibre croissant
ressources-population constitue une source d’inquiétude générale. Ce qui
enferme toutes les couches sociales confondues dans un délire de peur : peur de
la perte de son monopole commercial, peur de la concurrence et de la compétition
économique, peur des risques de l’existence (accident, maladie, etc.), peur de
manquer, peur du lendemain. L’insécurité inhérente au chaos sociopolitique ne
fait qu’attiser ces peurs, avec en conséquence l’inscription des individus dans
un registre purement instinctif et déshumanisé. Et tout se passe comme s’ils
n’obéissent qu’à la seule loi biophysiologique.
Pour durer dans le temps, ce système de prédation met en branle des
mécanismes de répression sociopolitique. L’objet de cette répression est
l’affaiblissement de la capacité de réaction de la population.
La répression
sociopolitique
La répression sociopolitique repose sur trois règles
fondamentales:
La première est la diversion qui consiste à pointer des boucs émissaires
au public. Il s’agit, à chaque fois, de désigner un individu, un groupe social,
pour endosser la responsabilité du malaise engendré par le système de prédation
; faute pour laquelle les agents désignés sont, comme le démontre René Girard
dans Le Bouc émissaire (1986), totalement ou partiellement, innocents. Au cours
de ces cinquante dernières années, à chaque poussée de crise politique liée à
ce malaise, les tenants du pouvoir sont vite choisis pour jouer ce rôle de Bouc
émissaire. Ce phénomène émane de motivations multiples. Dans certains cas, ces
motivations sont conscientes ; elles relèvent donc d’une stratégie de dilution
de responsabilité. Dans d’autres cas, les motivations s’avèrent inconscientes.
Il est ici question de mécanismes de défense destinés à protéger le système
contre des réactions de remise en cause radicale au sein de la population ;
l’attention est alors détournée vers certains de ses effets secondaires, tels
que : les arbitraires et la corruption des dirigeants. La stigmatisation de ces
derniers permet d’éviter le procès du système de prédation et de ses effets sur
le malais général.
La seconde règle met en exergue la stratégie d’intoxication de l’opinion
publique par la propagation de fausses informations ou par la pratique
systématique de l’information tendancieuse. L’affaire Petrocaribe en est une
bonne illustration. Force est de constater que le montant des fonds en question
fait l’objet de toutes les manipulations. Il faut montrer l’énormité des
dommages dus aux malversations, et leur impact sur le malaise général. Ici,
deux remarques s’imposent. Primo, parmi les personnes citées dans le rapport de
la Commission anti-corruption du Sénat, seuls quelques-unes sont visées par la
dénonciation « populaire » qui les fait passer pour des ennemis du peuple ; la
grande majorité est oubliée. Secundo, le lien avec le système de prédation
global est passé sous silence ; système qui est fait de monopole commercial, de
franchises douanières et fiscales, de contrôle des ports et des douanes, de
main mise sur les marchés publics, de verrouillage du crédit, de capture de
l’État, ainsi de suite. Ce n’est visiblement pas la transformation du rapport
de prédation qui est visée. Le but se limite à la désignation de quelques
figures emblématiques chargées fictivement des maux (notamment la corruption,
la prévarication, etc.) dont la société aimerait se débarrasser pour se croire
normale.
La troisième règle concerne l’intimidation. Il s’agit d’une pression qui
revêt diverses formes, telles que : les campagnes de salissage et de diffamation
qui créent un sentiment de crainte, conduisant un nombre grandissant de
citoyens à renoncer à la participation aux affaires publiques. De nos jours, de
puissants groupes de pression, par des agents interposés, identifiés et
financés, transforment les médias traditionnels aussi bien que les médias
sociaux en lieux de menace, de harcèlement, ou de nuisance à la réputation de
personnalités publiques jugées dangereuses pour leurs intérêts. D’où la
corruption de l’espace public haïtien et l’impossibilité d’y faire entendre une
parole rationnelle et progressiste.
Les forces répressives traditionnelles sont ainsi remplacées par des
pseudo-directeurs d’opinion et de conscience. La fonction de ces derniers
consiste à semer la confusion, à rendre ainsi incompréhensibles les mécanismes
de prédation qui, précisément, accompagnent le processus de paupérisation
croissante auquel la population haïtienne est assujettie : diversion,
intoxication, intimidation se substituent à l’information, à l’analyse ou
l’expertise scientifique et technique. Les citoyens sont ainsi condamnés à
l’ignorance des vrais enjeux des luttes politiques.
Construire une nouvelle
finalité
Le système de prédation hérité de l’époque coloniale atteint aujourd’hui
ses limites. En témoigne le développement des maux constitutifs du malaise
général. La réaction à ce malaise donne lieu à des comportements inimaginables
de cupidité, d’agressivité, parfois d’une grande férocité. En conséquence,
c’est la transformation de l’espace social haïtien en un véritable champ de
bataille où règne la loi du plus fort, du plus rusé ou du plus habile, et donc
où les pervers sont rois.
Cette dégradation morale apparaît comme le symptôme de l’inadaptation du
système de prédation aux profondes mutations que subit la société haïtienne au
cours de ces cinquante dernières années. L’inadaptation signifie que le système
est incapable de générer des interactions dans le sens de la prise en charge
des nouveaux problèmes associés à deux grandes séries de phénomènes
constitutifs de ces mutations : d’une part, l’explosion démographique, la forte
migration interne et externe, l’expansion de l’urbanisation, le changement
climatique ; d’autre part, l’insertion dans la dynamique de mondialisation,
l’adoption de la démocratie et de l’économie de marché, le développement des
nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).
La capacité de traitement des nouveaux problèmes politiques, économiques
et socioculturels, associés à la grande transformation de la société haïtienne
nécessite de changer de système. Cette nécessité présuppose de construire une
nouvelle finalité, en l’occurrence : l’amélioration des conditions d’existence
individuelle et collective, ce qui suppose la création d’un environnement
favorable à la production servie par le travail et l’industrie. La construction
et l’adhésion populaire à cette finalité passent par le dialogue
national.
L’objet du dialogue national est de construire
la confiance en ravivant le sens de soi et des autres. Construire la confiance
suppose de réhabiliter la dimension d’appartenance consentie à un collectif.
C’est cette conscience d’appartenance qui fonde le sentiment d’obligation, de
devoir et de responsabilité envers les autres membres. Ainsi, le travail et
l’industrie cesseraient d’être vécus comme des nécessités associées aux besoins
de survie personnelle ; ils constitueraient des formes d’engagement en faveur
de l’amélioration des conditions d’existence individuelle et collective, et
donc des valeurs.