Le
métropolocentrisme
Bernard Etheart
7 avril 2014
Nous allons terminer cette série sur
le premier Forum Urbain National organisé par le CIAT (Comité Interministériel
d’Aménagement du Territoire) du 10 au 17 mars avec les recommandations de la
session 3 qui avait pour thème les enjeux
métropolitains (voir
HEM Vol 28 # 09, 10 et 11) :
[Nous, les participants
au Forum Urbain National d’Haïti, réunis les 12 et 13 mars 2014 au Karibe
Convention Center, Pétion-Ville, … recommandons aux décideurs politiques
actuels et futurs, nationaux et locaux :
2. De prendre en compte les travaux
de ce Forum pour l’élaboration d’une politique publique de la ville qui :]
2.22 Met en place un cadre
institutionnel et technique adapté à la dimension métropolitaine de Port-au-Prince, la région
capitale, articulée avec les différentes échelles de gouvernances municipales,
départementales et nationales ;
2.23 demande
la réalisation urgente d’un atelier pour définir un nouveau découpage
administratif de la région métropolitaine et du département de l’Ouest, découpage
rendu nécessaire par l’évolution démographique de ce département ;
2.24 Clarifie
les responsabilités de l’État et des collectivités territoriales dans la
planification et la gestion urbaine, renforce le rôle des collectivités
locales dans la prise en charge de leur territoire ;
2.25 Reconnait
le rayonnement métropolitain de certaines villes secondaires et les aide
à répondre aux exigences de gouvernance nouvelles par un cadre légal et des
outils appropriés.
Comme pour les deux autres sessions,
ce ne sont pas tant les recommandations qui sont intéressantes que les discussions
autour des thèmes car ce sont elles qui révèlent les vrais problèmes à savoir
la perception de la problématique par les participants.
Au programme, on avait annoncé que la
mise en contexte serait faite par Madame Michèle Oriol, Secrétaire Exécutive du
CIAT ; en fait, c’est plutôt son assistante, Rose-May Guignard, qui a
ouvert les débats avec une présentation hallucinante de la zone métropolitaine
de Port-au-Prince, que l’on doit considérer comme s’étendant tenez-vous bien,
de Saint Marc à Grand Goâve. Cette Aire Métropolitaine de Port-au-Prince (AMAP)
concentrerait, avec 2,5 millions d’habitants, 65 % de la population urbaine
d’Haïti !
J’ai rapproché ces chiffres de ceux
qu’avait avancés la veille l’architecte Leslie Voltaire. Pour lui, Haïti est un
des pays les moins urbanisés de l’Amérique Latine, et nous devons nous attendre
à voir chaque année 120.000 nouveaux arrivants pour l’installation desquels il
faudra, chaque année, trouver 300 hectares de plus.
Ceux qui ont l’habitude de suivre mes
chroniques se souviendront que régulièrement je reviens au « Plaidoyer pour une refondation de l’État
d’Haïti selon une vision haïtienne » que la FONHDILAC a publié environ
deux semaines après la catastrophe du 12 janvier 2010 dans lequel nous
plaidions pour une action visant à freiner, voire à rendre rétroactif cette
ruée vers Port-au-Prince. Malheureusement, à part l’économiste Charles
Clermont, qui avait dit, la veille, qu’il avait espéré qu’après le tremblement
de terre on déciderait de faire autrement, tout le monde a semblé considérer la
tendance actuelle comme inéluctable.
Et de venir avec des faits qui
voudraient prouver la légitimité de la prépondérance de Port-au-Prince, comme
Michèle Oriol qui rappelle que 92 % des recettes de l’État Haïtien viennent de
Port-au-Prince, et l’architecte Yvan Pinchinat qui nous dit que la campagne est
devenue un lieu de misère car l’agriculture ne peut suivre la croissance de la
population.
J’ai dit que tout le monde avait
semblé considérer la tendance actuelle comme inéluctable, mais je dois rendre
justice à quelques personnes qui ont fait exception. D’abord, pour le folklore,
il y a eu ce Capois qui s’est insurgé contre cette manie de ne parler que de la
zone métropolitaine de Port-au-Prince car, enfin, il y a aussi il y a une zone
métropolitaine du Cap Haïtien que diable ! Plus sérieusement, à propos de
ces 92 % des recettes de l’État qui viennent de Port-au-Prince, quelqu’un a demandé
la création d’autres pôles économiques – tiens ! nous en avons parlé dans
notre « Plaidoyer ».
Dans le même ordre d’idée, Madame
Chantal Laurent a avancé que, si on veut freiner la croissance de Port-au-Prince,
il faut penser aux autres villes. C’est un peu la même logique qui a conduit un
participant à parler de « villages tampons ». On se souvient que dans
les années 80, le Ministère de la Planification avait développé le concept de
« villes écrans » C’étaient Saint Marc et Petit Goâve qui devaient
retenir le flot de migrants en route vers Port-au-Prince. Mon problème avec ce
concept, comme avec celui de « village tampon », c’est que le focus
n’est pas mis sur la ville ou le village en question. Si on le développe, ce
n’est pas pour lui-même mais pour freiner l’expansion de Port-au-Prince. C’est
cette vision qui m’a conduit à créer ce néologisme de « métropolocentrisme »
qui n’est sans doute pas ce j’ai trouvé de mieux, mais je crois qu’il traduit
bien un certain état d’esprit.
Je ne peux m’empêcher de parler de Madame
Lisette Casimir, mairesse de Saint Michel de l’Attalaye, qui demande si, en ne
pensant qu’à Port-au-Prince et au Cap Haïtien, on ne va pas y attirer encore
plus de monde. Cela m’a rappelé la première étude à laquelle j’ai participé un
fois mon parchemin de Magister Artium obtenu. La Friedrich Ebert Stiftung
devait réaliser une « évaluation ex ante » des conséquences
socio-économiques de la construction du pont sur le Bosphore.
Je n’ai jamais été à Istanbul, et le
fameux pont, je ne l’ai vu qu’au cinéma. Un économiste allemand avait fait le
voyage et collecté tout ce qu’il pouvait trouver comme données statisques et
autres. C’est à partir de là que nous avons travaillé et conclu que la
construction du pont ne ferait qu’accroitre l’attraction de la ville d’Istanbul
sur les populations qui migrent depuis les confins de l’Arménie. Le pont a été
construit et ce qui devait arriver arriva. Le trafic entre la partie européenne
et la partie asiatique d’Istanbul a continué à croitre, et il est question d’en
construire un autre, si ce n’est déjà fait.
Pour revenir à notre sujet, ce n’est
pas par hasard que nous en sommes arrivés à la situation que nous vivons
aujourd’hui. Si Port-au-Prince a connu cette croissance, si « la campagne est
devenue un lieu de misère » pour reprendre le mot de Pinchinat, c’est bien
parce que nous dirigeants ont fait des choix économiques et politiques
stupides. Je suis en train de lire « Haïti,
la fin d’une histoire économique » un ouvrage publié récemment par
Fritz Jean, ancien gouverneur de la BRH et j’invite tout le monde à en faire
autant car il démonte clairement les mécanismes qui nous ont conduits là où
nous sommes aujourd’hui. Je reviendrai certainement sur ce livre car je me dis
que la compréhension du passé nous permettra de trouver des pistes (pour
utiliser un mot à la mode) pour sortir de notre marasme.
Bernard Ethéart