DES JOURNALISTES ASSOIFFES DE POUVOIR
BERNARD ETHEART
20 AVRIL 2015
J’ai reçu cette semaine, par le
truchement d’un de ces « réseaux sociaux » que je ne porte pas dans
mon cœur, un éditorial avec ce titre : « Certains journalistes en Haïti sont-ils des assoiffés de pouvoir ? » En général, je ne m’attarde pas trop sur ce qui me
vient de ce genre de source, mais cette fois-ci j’ai fait une exception,
peut-être parce qu’il s’agissait de journalistes, mais certainement aussi parce
qu’il s’agit d’un phénomène qui me désole : cette multiplication à
l’infini de partis politiques – feu Marc Bazin parlait de
« particules » - et de candidats.
Il est évident pour tout le monde que la
malheureuse démocratie ne pourra pas fonctionner dans de telles conditions,
mais nous persistons malgré tout à faire tourner la machine à fabriquer des
« particules », donnant ainsi à ces amis qui nous veulent du bien une
bonne raison de dire : « Vous
voyez bien qu’ils sont incapables de se gouverner » et de justifier
ainsi leurs permanentes immixtion dans nos affaires.
On se pose alors la question de la raison qui
nous pousse à ce comportement suicidaire. Mon éditorialiste parle « de rêves fous voire de délires que l’on tenterait d’attribuer... à de la
folie de grandeur » - je ne sais pas s’il connait ce nouveau développement
du sigle d’un de nos partis en « Reve Domi Nan Palè ». Certes il y a
du vrai là-dedans. Ne dit-on pas que chaque haïtien rêve de devenir président
de la République ? Mais il n’y a pas que cela.
Dans un éditorial au sujet du récent naufrage d’une
embarcation transportant des boat people lu sur Mélodie et publié dans Haïti
en Marche (Vol. 29 # 13 du 15-21/04/2015), Marcus pose la question :
« Qu’est-ce qui pousse les Haïtiens
à risquer ainsi leur vie ? » Il cite quatre facteurs : la
misère, le désespoir, la bêtise, l’impatience. En l’entendant parler, j’ai
retenu le second facteur : le désespoir. Cela m’a ramené aux années
80 ; quand on discutait pour savoir s’il fallait considérer les Haïtiens
arrivant en Floride dans leurs « canter » comme des réfugiés
politiques, auquel cas ils avaient droit à l’asile, ou des « réfugiés
économiques », auquel cas … yo te nan ka.
Je crois qu’à l’époque on est passé à côté du vrai
problème. Certes, il y avait de ces réfugiés qui fuyaient la persécution
politique, certes il y en avait, probablement bien davantage, qui fuyaient la
misère, mais je crois qu’il na faut pas sous-estimer le désespoir, ce
sentiment, comme le dit Marcus, que « L’horizon
est vide de quelque côté qu’on se retourne ». Cela expliquerait que
l’on voie des jeunes, qui ne sont pas poursuivis pour leurs opinions, qui ne
sont pas vraiment dans la misère, qui ont même un métier, et qui prennent la
décision de s’en aller. Leur horizon est bouché.
Je pourrais continuer en citant des tas d’exemples,
mais je voudrais revenir à mon sujet : la ruée vers les postes politiques.
Car elle relève, au moins en partie de ce même sentiment de désespoir. Vous
pensez que j’exagère ; et pourtant. Cela fait déjà quelque temps que
j’observe un jeune que nous avons connu comme responsable d’une organisation
paysanne ; un garçon intelligent, que nous avons encouragé à faire des
études. Il a obtenu son bac, s’est inscrit à l’école de droit, maintenant le
voilà avocat. On l’appelle « Maitre », mais en dehors de cela, sa
situation n’a pas beaucoup changé, et depuis quelque temps on sent qu’il est à
l’affut d’une position politique. Cela fait un bon bout de temps que je ne l’ai
pas rencontré ; je ne sais pas s’il est candidat à quelque chose, mais
cela ne m’étonnerait pas.
Mes contacts avec pas mal de jeunes, surtout à
travers mon émission de radio, m’ont permis de faire le même constat dans le
milieu urbain. Plusieurs sont venus me confier leur envie de se présenter comme
candidat à n’importe quoi. J’essaie bien sur de les en dissuader mais je n’ai
rien à leur proposer. Vous voulez changer la situation ? C’est très
facile. Créez un climat qui « libère les forces productives », pour
employer un certain jargon ; créez un environnement des affaires qui
permette à ces jeunes de s’investir et d’investir dans des activités
économiques pour lesquelles ils se sont préparés ; et vous verrez qu’ils
n’ont rien à faire de vos postes politiques.
Pour revenir à
notre éditorialiste, j’ai envie de lui demander pourquoi les journalistes
devraient faire exception. Eux aussi voient leur horizon bouché. Vous nous
dites : « Les déclarations
récentes de plusieurs journalistes annonçant leur candidature pour les
prochaines présidentielles représentent la goutte d’eau qui fait déborder le
vase. Un coup amer au noble métier du journalisme ! » Êtes vous
certain que ce sont ces déclarations qui portent un coup au métier de
journaliste, ou n’est-ce pas la précarité du métier qui mène à ces
déclarations ?
Vous l’avez dit vous-même, « La presse va mal en
Haïti : ce n’est pas du nouveau; disons tout bonnement que le problème
s’amplifie chaque jour! », et plus loin
vous nous avez dit ce qui rend sa situation de plus en plus difficile :
« Grâce à l’internet nous n’avons plus
à dépendre uniquement d’eux : il n’existe plus de grands médias, les
nouvelles technologies de communication les dépossédant de leur pouvoir absolu.
… De nouvelles pratiques médiatiques, tel
le blogue, apparaissent de plus en plus comme un mode privilégié d’expression ;
le blogue qui fait aussi partie de ce qu'on appelle «journalisme citoyen»
modifie les rapports entre l’exclusivité d’information et le monopole de
l’information. À cela viennent s’ajouter les autres médias sociaux tels que le
Facebook, Twitter, Instagram etc...
Pour finir une question : les
média sociaux sont-ils exempts de cette atmosphère
de tohu-bohu journalistique que vous condamnez ?
Bernard Ethéart
Lundi 20 avril 2015