Sauver
Port-au-Prince.
Par Edgard JEANNITON
Le Nouvelliste du 8 Novembre 2012
Par Edgard JEANNITON
Le Nouvelliste du 8 Novembre 2012
Je
suis gonaïvien. J’ai vécu aux Gonaïves pendant toute mon enfance et durant une
bonne partie de ma jeunesse. J’allais gaiement à l’école à pied. Moins de 10 minutes
pour atteindre l’Ecole Cyr Guillot des Frères de l’Instruction Chrétienne,
moins d’un quart d’heure pour être au Collège Immaculée Conception des Clercs
de Saint Viateur. Je vivais
aisément avec mes parents et au milieu de mes amis. Toutes les familles se
connaissaient. Une ambiance conviviale, saine
et sans stress. Que de bonheur ! Voici que pour faire ma classe de philo et mes
études universitaires, je suis
rentré à Port-au-Prince , et comme la plupart de ceux qui se disent fièrement
port-au-princiens, je suis resté….Et puis
le labyrinthe !
Nostalgie et amertume
J’ai eu le privilège de connaitre la superbe
ville de Port-au-Prince avec ses
jolies places et ses fontaines, ses grands magasins et ses beaux cinémas, ses
luxueux hôtels et son tourisme
florissant, sa vie nocturne et son carnaval tout en couleurs, ses messes de 4
heures du matin et ses concerts de 20 heures,
ses clubs mondains et ses clubs littéraires, ses grandes artères et sa
circulation fluide… Une capitale
extraordinaire de beauté et de vie, comme il n’y en avait pas beaucoup dans la
Caraïbe et n’enviant en rien les grandes villes de la région. Mais depuis quelque temps,
on ne reconnait plus la ville. Le grand commerce esquive gentiment le centre-ville se déplaçant d’un cran en hauteur,
laissant en lambeaux un centre-ville à moitié détruit par le séisme de 2010,
réduit à des catacombes et devenu un grand bidonville et une zone de non-droit.
Le
Champs-de-Mars, ancien lieu
de détente et de promenade par excellence pour les familles, cette
place-fétiche de ma jeunesse où j’étudiais tous les soirs pendant des années…n’est
plus. Livré aux machann poul
boukannen, aux laveurs d’autos, et aux voleurs de
téléphone, aux voleurs tout court. C’est vrai,
il y a peu de temps c’était encore un camp de sinistrés pour des victimes du séisme, mais quand même,
3 ans après, on n’y va toujours pas sans appréhension.
La
Cité de l’Exposition au
Bicentenaire, avec son rond-point, ses fontaines lumineuses, ses places
d’Italie et des Nations- Unies, ses jardins fleuris, ses restaurants, son
Casino International, ses ambassades, ses bureaux publics, ….n’est plus ! Que des garages !Difficile dans
ces conditions de ne pas se souvenir de la gestion efficace de la ville par le maire Franck ROMAIN au début des
années 80 ! Aujourd’hui, la gestion de la ville laisse vraiment à désirer, à l’instar
de l’absence de coordination dans l’exécution des travaux... Aucune
coordination. La route du Canapé Vert, par
exemple, était récemment restée fermée à la circulation pendant deux week-ends
de suite, comme s’il n’y avait pas de
riverains entre Dalencourt et Sainte-Thérése. A l’aise…. La rue Duncombe à
peine réhabilitée par le MTPTC
avec une nouvelle couche
d’asphalte, est fouillée et coupée pour les besoins de la DINEPA…. Le manque de
vision, le manque de coordination, le manque d’éthique, le manque de sens de
responsabilité, le manque de civisme, d’amour de la patrie, de valeurs humaines et sociales,
d’autorités morales, d’autorité tout court…. ont concouru à instituer les
dérives en règles de vie, à
mettre en lambeaux et en ruines la capitale, nos villes et notre pays, mais
surtout à « valider » l'anarchie
indicible et ignoble que nous constatons aujourd'hui....
Port-au-Prince, la galère !
La ville est terriblement
mal fichue. C'est un ensemble de bidonvilles reliés entre eux par un soi-disant
tissu urbain qui s'étend
dangereusement à la périphérie, sans aucun plan d’urbanisation. Port-au-Prince
se reconnait aujourd’hui à la saleté répugnante
de ses rues, les piles de fatras partout en guise de bacs à fleurs, la
multiplicité de ses marchés publics, des
animaux errant dans les rues….. Port-au-Prince, c’est aussi la réalité criante
de l’absence de trottoirs pour les
piétons, ces espaces étant dépouillés de leur
fonction normale et occupés par les étalages des marchands, des restaurants libres ou aménagés sous
des tentes, des marchés improvisés… Le commerce informel occupe même les devantures des magasins, en tout cas, ce qu’il en
reste encore au centre-ville.
La
ville ressemble à un grand marché public.
Il y a des
marchés partout. Nous avons pris depuis un certain temps l’habitude (mauvaise
mais tolérée), au grand dam de
nos artisans ou des fournisseurs
réguliers, d’importer des fatras : des vêtements usés, même des sous-vêtements
usagés, de vieux matelas, des chaussures abîmées, des matériels ménagers
réparés, des véhicules de plus de 20
ou 25 ans qui tombent fréquemment en panne sur la chaussée…. Fatras ! Tout
s’expose dans les rues passantes et dans
les quartiers résidentiels. Il y a des marchés partout. Aucune
intervention…..Le Bois-Verna et la Rue des Casernes
sont en principe des voies à sens unique direction est-ouest, mais il est
fréquent de voir des voitures
circulant carrément et impunément en sens inverse. Aucune intervention…. Les vendeurs de pneus usagés et leurs stocks impressionnants occupent le
tiers de la chaussée sur la Grand’Rue. Aucune intervention….. Les garages de
plus en plus nombreux obstruent
la circulation dans les rues passantes ! Aucune intervention….. Les services de
remorquage de véhicules mal
garés fournis désormais par des opérateurs privés, soucieux de réaliser le plus
de prises possibles parce que
rémunérés au prorata du butin ramené, s’activent essentiellement au haut de
Port-au-Prince et à Pétion-Ville,
mais pas à la Rue du Champs de Mars ou des Casernes ! Pas là où les garages ou
les carcasses de véhicules gênent la
circulation automobile ! Etrange ! On ne les trouve pas là où en principe l’on
serait en droit de les attendre. En passant,
c’est comme pour l’EDH : tandis que vous êtes en vacances et que la maison est
complètement fermée, le
bordereau est plus élevé que lorsque vous êtes là ! Y voyez-vous quelque chose
? … Et le plus intéressant,
c’est que le service est
rapidement interrompu pour retard de paiement lorsqu’il s’agit de clients
réguliers, alors que les prises
clandestines pullulent au vu et au su de tout le monde dans certains quartiers ; non
seulement ces utilisateurs- fraudeurs ne sont pas facturés, mais la compagnie
n’ose même pas les débrancher. Serait-ce un pays où l’on n’a pas intérêt à être régulier ? Ou alors,
les sanctions ou pénalités, même légales, visent-elles seulement des groupes particuliers de citoyens ?
La Circulation
On peut questionner aussi la circulation à
Port-au-Prince où ce sont les conducteurs
disciplinés qui souffrent des dérives des autres. On a l’impression que le code
de la route a été profondément modifié
(dans le mauvais sens) ou qu’ici désormais, c’est la loi de la jungle qui
prévaut. Et puis, il y a le flou dans l’application du règlement : le virage à
droite au feu rouge, par exemple, est-ce réglementaire ou est-ce une infraction ?
Les motocyclettes
: aucune régulation. Aucune discipline, aucun ordre, aucun contrôle. Désormais,
si l’on tient compte de leur comportement anarchique dans les rues et de leur
implication dans l’insécurité
ambiante, c’est le danger No 1 à
Port-au-Prince comme dans toutes les grandes agglomérations du pays. Les
motocyclistes font la loi dans la
ville et ne connaissent ni feux rouges, ni sens unique, ni voie prioritaire….. Ils tournent n’importe
où et n’ importe comment. En plus, il s’agit de vrais essaims de ferrailles
motorisées postés désormais à tous les
carrefours (sans problème !) ou déambulant sur la chaussée donnant la trouille
aux piétons et aux automobilistes.
D’aucuns disent que les services des motocyclistes sont utiles et précieux
parce que rapides et permettant de contourner
les embouteillages. Si nous allons au bout de cette réflexion, tôt ou tard, nous devrons revenir au cheval,… à la bourrique !
C’est une ville horrible. Les essuyeurs d’autos
tendant leur linge au nez des conducteurs, les vendeurs de boissons ou de gaz réfrigérants
pour autos occupant l’axe de la chaussée pour présenter leurs produits, les
enfants des rues frappant
importunément aux vitres des voitures,...
Port-au-Prince a peur. Port-au-Prince fait peur. Ouf ! La galère !
En plus,
il faut composer avec les embouteillages. Des bouchons partout, et le matin, et
l’après-midi. Sur Turgeau, sur
Bois-Verna, sur la Route du Canapé-Vert, sur Bourdon, à Nazon, sur Delmas, à
Frères, sur la route de Carrefour, en Plaine…. Difficile de
gagner le centre-ville ou de quitter Port-au-Prince ! Pourtant, c’est là que
tout se passe, ou presque. Dans
la glorieuse république de Port-au-Prince !
Et comme
si les bouchons n’étaient pas suffisants,
l’impatience et l’irritation des conducteurs sont souvent exacerbées par des
contrôles de police à 4 ou 5
heures de l’après-midi, au moment même où les
travailleurs, les parents, les élèves extrêmement fatigués tentent de regagner leurs pénates…. Bizarrement,
on ne contrôle que les véhicules privés ; les camionnettes, les autobus, les transports en commun en général sont
épargnés !
Nous
passons des heures et des heures dans les bouchons à bouffer sur place une essence si chère dans ce
pays, bien plus chère dans le pays le plus pauvre de l’Amérique que dans le
pays voisin le plus riche du
monde…. pour le plus grand plaisir des distributeurs de produits pétroliers. Des
heures et des heures à chercher
des places de parking inexistantes que les autorités municipales et policières
s'efforcent de réduire encore et
encore, paradoxalement même aux abords des lieux publics, accentuant ainsi la densité des
véhicules sur la chaussée.....
Impossible Port-au-Prince ! On laisse la capitale s’enliser dans ce bourbier,
un peu comme s’il était difficile
de voir qu’elle est en train de dépérir …. A qui profite le crime ?
Sauver Port-au-Prince
Le
tableau est noir, stressant,
déprimant, désespérant…. Il convient donc de faire tous les efforts possibles
et imaginables pour sauver
Port-au-Prince. Sauver la capitale ne signifie pas forcément activer d’emblée
la reconstruction, ni ne
nécessite pas obligatoirement de gros débours interpelant le Trésor Public ou
les Bailleurs Internationaux. Cela peut être
bien plus simple……
Sauver la capitale, cela commence par dégager
les rues des carcasses de véhicules, des
garages ambiants sans frontières, des étalages et des restaurants occupant les
trottoirs et la chaussée, des piles de
détritus, et garantir la durabilité des dispositions corrective, qui, au fait,
ne sont que des mesures normales.
Sauver la
capitale, ça commence par mettre de l’ordre dans la circulation automobile et
la gestion (régulation) du
fonctionnement des motocyclettes.
Sauver la capitale, ça commence par refaire les places
publiques, les lieux de
promenade et les espaces verts et les remettre dans de bonnes conditions à la
disposition des familles et des enfants.
Sauver la capitale, ça commence par créer les
conditions de fonctionnement et de sécurité pour un retour du grand commerce au centre-ville et au bord de
mer.
Sauver la capitale, ça commence par s’efforcer
de remettre normalement les rues
Tiremasse, des Fronts-Forts et Bonne Foi à la circulation automobile….
Sauver la
capitale, ça commence par créer
un cadre dissuasif pour porter le citoyen à bien gérer ses détritus et à
éliminer le reflexe de jeter automatiquement
les fatras dans les rues.
Sauver la capitale, ça commence par prendre des
dispositions sérieuses, pertinentes
et ordonnées pour mettre en place une campagne intensive et urgente d’éducation
des citoyens à la télé (pour les
adultes) et à l’école (pour les enfants) qui passe par la promotion d’un
changement de comportement et la
compréhension de la nécessité de protéger l’environnement.
Ce sont des actions symboliques réalisables à
faibles coûts et susceptibles
d’indiquer clairement qu’une démarche est en cours pour reprendre en main la
gestion du centre- ville de Port-au-Prince. Cela demande tout simplement une
volonté, une organisation, une autorité……
En guise de conclusion
Tant que
ce cadre minimal ne sera pas
fixé, les grands travaux d’infrastructures ou de réhabilitation de
l’environnement général de la ville ne
seront que superfétatoires. C’est aussi seulement après l’établissement de ce cadre qu’on
pourra envisager sereinement les
premiers vrais efforts de reconstruction des bâtiments publics dans un contexte
approprié et la définition
d’incitations particulières de la part de l’Etat pour la reconstruction du bâti
privé. Si nous n’y prenons
garde, tôt ou tard, nous serons obligés de créer un « Mur de Berlin » ou un «
Security Fence » pour isoler ce centre- ville déprimant et dangereux ; et
malgré tout, le relent de Port-au-Prince nous poursuivra où que nous soyons…..
Joyeux Noel, Port-au-Prince !
Edgard JEANNITON